Faut-il ne pas soutenir les grèves au motif que la CGT, fossoyeuse de toutes les luttes sociales depuis un quart de siècle, tente de s'y refaire une santé électorale ? Devons-nous déplorer le blocage des dépôts de carburants parce qu’ils offrent à l’État un prétexte idéal pour aggraver le contrôle social ? Après deux ans de « crise COVID », faut-il encore que nous placions la manipulation si haut dans la hiérarchie des facteurs explicatifs ?
La grande scène de l’histoire n’est pas composée de marionnettes essentialisées dans leur position réciproque. L’histoire est le sac et le ressac des forces sociales en lutte. Partout où se manifeste un désir de se lever et de résister, il faut accueillir cette relique de puissance et travailler à la rendre plus consciente.
Lutter, ce n’est pas prendre un fusil et tirer au hasard. C’est se lever pour dissiper des malentendus. Se dire : « écrasons-nous, sinon nous allons être écrasés », et s’en trouver plus malin, voilà qui trahit une mentalité d’esclave.
Si l’État peut tirer parti du blocage des stations-service pour mettre en place le « passe énergétique », cela signifie que le paradigme à l’intérieur duquel s’inscrit ce dispositif est devenu pensable. Or, s’il est pensable, c’est qu’il est possible et, s’il est possible, c’est qu’il est inéluctable. Inutile de prétendre retarder l’échéance en la jouant profil bas. Au contraire, il faut souhaiter que la menace se concrétise car plus rien d’autre que sa matérialisation dans nos vies est susceptible de mettre en mouvement le peu de réel qui y subsiste.
D’autres trouvent qu’il est scandaleux de prendre modèle sur les salariés de Total et de vouloir étendre leurs « privilèges » à tout le monde. Le petit patron, l’artisan, l’infirmière libérale, tous ceux d’une manière générale qui suent sang et eau pour se voir confisquer le fruit de leur travail par l’État, se disent : heureusement que Total est là pour faire tourner l’économie. Jamais je ne serai capable de payer un salarié 4000 € par mois. Par pitié laissez-moi faire le plein et travailler.
Ce réflexe constitue l’expression même d’une fausse conscience de classe, mélange d'identifications fantasmée et de frontières sociales imaginaires. Il n’y a pas d’un côté des petits patrons et des multinationales qui produisent de la valeur, de l’autre un État qui la ponctionne, en bout de chaîne des salariés égoïstes qui en réclament toujours davantage. La répartition est beaucoup plus simple : il y a ceux qui enrichissent la société de leur travail et il y a ceux qui la parasitent de leur prédation. Or, ces deux catégories ne recoupent que très approximativement les trois précédentes. Des gens qui œuvrent de concert au bien-être de la société, par exemple l’ouvrier et l’artisan, se trouvent écartelés entre des catégories différentes. Inversement, sont rangés dans la même catégorie des gens qui n’ont rien à y faire ensemble : les hautes sphères de la CGT, constituées d’apparatchiks rémunérés, ont moins à voir avec un opérateur de raffinerie qu’avec un patron salarié du CAC40. Enfin, il arrive que la frontière entre ces catégories fracture un individu : par exemple le salarié intéressé aux résultats de son entreprise par un plan d’épargne en actions se voit engraissé de ce qui le dépouille.
Il ne s’agit donc pas de se saisir des catégories dans le miroir desquelles on nous somme de nous reconnaître. Il faut au contraire les subvertir, en extraire ce qui s’y trouve encore de vivant, et rendre possible un avenir commun qui ne soit pas simplement la redistribution des cartes mais la création d’un jeu nouveau.