vendredi 29 avril 2022

Transhumanisme et liberté d'expression

 


Donc Elon Musk, le même transhumaniste qui rêve de pucer l'humanité et d'emmêler l'univers dans l'inextricable filet de ses satellites espions, serait brusquement tombé amoureux des "antivax" et autres pourfendeurs de la "tyrannie woke" au point qu'il consacrerait 44 milliards d'euros à rétablir leur liberté de parole sur internet. Qu'un Raphaël Enthoven se complaise à patauger dans de telles sottises et qu'il en profite pour lancer une croisade contre "la liberté d'expression absolue", passe encore. Mais nous qui nous flattons d'appartenir encore au monde des humains... N'est-ce pas jeter une lumière un peu trop crue sur l'excès de nos prétentions ?

Contrairement à ce qu'affirment certains pour le déplorer ou pour s'en féliciter, Musk et ses amis n'ont pas l'ambition d'abolir la censure mais d'artificialiser si profondément notre rapport au réel qu'il ne soit plus nécessaire de recourir, sous forme de contrainte extérieure, à des instruments de régulation maniés avec trop peu d'efficience par des États archaïques.
 
Une fois que les plateformes numériques auront achevé d'externaliser à leur profit la totalité de notre cerveau et de notre imaginaire, ce sont elles qui sécréteront ce qui nous tiendra lieu de pensée. L'"intelligence artificielle" ne sera plus seulement une tentative grossière de dupliquer sous forme d’algorithmes le fonctionnement de nos connexions neuronales. Elle ne consistera plus seulement à singer la qualité de nos capacités relationnelles ("inter-legere") par le traitement automatisé des données personnelles dont nous acceptons de nous laisser massivement dépouiller, sous prétexte de gratuité, par l'ensemble des services numériques auxquels nous avons recours  ("big data"). Ce sont nos connexions neuronales qui produiront d'elles-mêmes cette nouvelle forme de pensée par laquelle nous serons condamnés à nous absenter des autres et du monde. Les grandes manœuvres capitalistiques entreprises par Musk ne se comprennent qu'à la lumière de cet objectif autour desquels s'affrontent à mort les représentants de l'hyper-classe mondiale. Y voir une "déconfiture des progressistes" nécessite à coup sûr un certain degré de myopie.
 
Dans le monde de demain, les plateformes numériques ne se contenteront plus de réguler la circulation de nos pensées comme on ouvrait les lettres des soldats en 1914 ou comme on pratiquait la lettre de cachet à la fin du XVIIIème siècle. Musk détruit les derniers vestiges de l'ancien monde  comme les aristocrates français abolirent les privilèges en 1792 : pour accélérer la naissance de ce que le nouveau a de pire. Trop de dissidents, confits dans leurs espoirs de restauration, prennent pour un résistant quelqu'un qui a sur eux plusieurs trains d'avance. Ils en appellent à Musk exactement comme ils réclamaient des masques le 15 mars 2020. Tandis qu'ils croient s'opposer, ils fanfaronnent au dessus de l'abîme.   
 
Nous vivons au sujet de la liberté d'expression le même phénomène qui se produisit au XIXème siècle quand il fut question d'instituer le système représentatif. De même que la bourgeoisie censitaire découvrit peu à peu que le suffrage universel permettait de ligoter le peuple aux faiseurs d'opinion et à ceux qui les finançaient, l'élite transhumaniste prend conscience que la liberté d'expression constitue la meilleure méthode pour amener la population à ne plus rien exprimer du tout. Le milieu intellectuel français fait penser à un club de louis-philippards égarés dans les années 1890.

jeudi 28 avril 2022

Transhumanisme et liberté d'expression

 

Donc Elon Musk, le même transhumaniste qui rêve de pucer l'humanité et d'emmêler l'univers dans l'inextricable filet de ses satellites espions, serait brusquement tombé amoureux des "antivax" et autres pourfendeurs de la "tyrannie woke" au point qu'il consacrerait 44 milliards d'euros à rétablir leur liberté de parole sur internet. Qu'un Raphaël Enthoven se complaise à patauger dans de telles sottises et qu'il en profite pour lancer une croisade contre "la liberté d'expression absolue", passe encore. Mais nous qui nous flattons d'appartenir encore au monde des humains... N'est-ce pas jeter une lumière un peu trop crue sur l'excès de nos prétentions ?

Contrairement à ce qu'affirment certains pour le déplorer ou pour s'en féliciter, Musk et ses amis n'ont pas l'ambition d'abolir la censure mais d'artificialiser si profondément notre rapport au réel qu'il ne soit plus nécessaire de recourir, sous forme de contrainte extérieure, à des instruments de régulation maniés avec trop peu d'efficience par des États archaïques.
 
Une fois que les plateformes numériques auront achevé d'externaliser à leur profit la totalité de notre cerveau et de notre imaginaire, ce sont elles qui sécréteront ce qui nous tiendra lieu de pensée. L'"intelligence artificielle" ne sera plus seulement une tentative grossière de dupliquer sous forme d’algorithmes le fonctionnement de nos connexions neuronales. Elle ne consistera plus seulement à singer la qualité de nos capacités relationnelles ("inter-legere") par le traitement automatisé des données personnelles dont nous acceptons de nous laisser massivement dépouiller, sous prétexte de gratuité, par l'ensemble des services numériques auxquels nous avons recours  ("big data"). Ce sont nos connexions neuronales qui produiront d'elles-mêmes cette nouvelle forme de pensée par laquelle nous serons condamnés à nous absenter des autres et du monde. Les grandes manœuvres capitalistiques entreprises par Musk ne se comprennent qu'à la lumière de cet objectif autour desquels s'affrontent à mort les représentants de l'hyper-classe mondiale. Y voir une "déconfiture des progressistes" nécessite à coup sûr un certain degré de myopie.
 
Dans le monde de demain, les plateformes numériques ne se contenteront plus de réguler la circulation de nos pensées comme on ouvrait les lettres des soldats en 1914 ou comme on pratiquait la lettre de cachet à la fin du XVIIIème siècle. Musk détruit les derniers vestiges de l'ancien monde  comme les aristocrates français abolirent les privilèges en 1792 : pour accélérer la naissance de ce que le nouveau a de pire. Trop de dissidents, confits dans leurs espoirs de restauration, prennent pour un résistant quelqu'un qui a sur eux plusieurs trains d'avance. Ils en appellent à Musk exactement comme ils réclamaient des masques le 15 mars 2020. Tandis qu'ils croient s'opposer, ils fanfaronnent au dessus de l'abîme.   
 
Nous vivons au sujet de la liberté d'expression le même phénomène qui se produisit au XIXème siècle quand il s'agit d'instituer le système représentatif. De même que la bourgeoisie censitaire découvrit peu à peu que le suffrage universel permettait de ligoter le peuple aux faiseurs d'opinion et à ceux qui les finançaient, l'élite transhumaniste prend conscience que la liberté d'expression constitue la meilleure méthode pour amener la population à ne plus rien exprimer du tout. Le milieu intellectuel français fait penser à un club de louis-philippards égarés dans les années 1890.
 

dimanche 24 avril 2022

Veillée d'armes


  Il y a cinq ans, Adolphe Thiers reparaissait à l’Élysée sous les traits d’un jeune banquier de trente-sept ans. Au bout d’une interminable litanie de souffrances et de persécutions, par la grâce de l’Argent et de nos petites cupidités égoïstes, voici le même réélu. Le « giratoire électoral », tel un piège infernal, a joué son office de trou noir où s’engloutissent les révolutions.

Ici et là, pourtant, notre futur se craquelle de quelques lézardes par où se devine une issue.

En dirigeant leurs suffrages sur l’héritière de Jean-Marie Le Pen dans les mêmes proportions qu’ils avaient plébiscité Mélenchon le 10 avril, les Outre-mer ont fait ressortir en creux la manière dont les deux candidats de l'opposition, à force de confondre leur devoir avec la gamelle et de mettre du sel sur les plaies pour sauver le fonds de commerce de leurs clientèles captives, ont sciemment livré le peuple de France au plus cruel des fascismes. Par un défi tragique qu’ils viennent de jeter à la face de nos certitudes, foulant au pied la verroterie commémorative dont le bon maître blanc consent à leur faire l’aumône en échange de leur vie, les Français des antipodes se sont extraits du cachot au fond duquel, pour le plus grand bonheur des négriers contemporains, nous nous étions claquemurés les uns les autres. Alors qu’il aurait pu refleurir sous la moiteur des tropiques, le cirque du racisme et de l’anti-racisme y a été balayé par le vent des îles.

À en croire le chœur de vierges effarouchées qui poursuit l’indigène de ses hurlements outragés, cette révélation n’a rien d’indolore. Aux avant-postes de notre indépendance, les Outre-mer viennent de déchirer le rideau du Temple et de nous rappeler ce que nous sommes. La France, notre France, avait la peau noire en Guadeloupe tandis que la Savoie ne lui appartenait pas encore. Et bien des années avant que les cloches de Nice ne cessent de sonner à l’heure du Piémont, elle répondait déjà au muezzin de Tsingoni. Qui aurait pu imaginer que notre francité découvre dans le cœur saignant des mémoires créoles l’ultime refuge de sa désarmante insolence ?

C’est pourquoi, plutôt que de nous substituer au tribunal de l’Histoire et de manier les uns contre les autres le fer rouge de l’infamie, soyons économes de nos colères et réservons-les, intactes, à de plus justes causes. Aux linceuls de haines que d’autres ont tissés pour nous, préférons le grand large des sécessions généreuses.

Brûlante comme une soif de justice, infinie comme un horizon d'espérance, la France, notre France, est une histoire qui s'offre et qui se reçoit. Ne la rabougrissons pas aux dimensions de nos fantasmes et de nos calculs.

Ce soir, il faut se recueillir.

Demain c'est la guerre.

[Illustration : un coucher de soleil à Tubuai, dans les Australes, en août 2017]

mardi 12 avril 2022

GIRATOIRE ÉLECTORAL

 

J'entends que l'électorat Mélenchon détiendrait la clé du scrutin à venir. Mesure-t-on suffisamment ce que l'apparente simplicité de cette formule dissimule de redoutables complexités ?

C'est peu dire, en effet, que la notion d'"électorat Mélenchon" globalise une réalité traversée de violents antagonismes. Pour des gens comme Autain, Obono ou Bompard, qui représentent assez bien le mélenchonnisme des hyper-centres urbains où le candidat LFI a spectaculairement percé, la détestation (probablement sincère) du personnage Macron n'empêche pas le macronisme d'offrir un débouché naturel à leurs fantasmes de déconstruction sociétale. Macron ne s'y est pas trompé, qui a dépêché Marlène Schiappa sur les plateaux pour tenter de récupérer l'électorat insoumis sur le terrain de l'"IVG" et des "valeurs". Est-ce à dire que M., quand il essaie de protéger ses enfants des violences conjointes de la police et du crime organisé en grande banlieue parisienne, ou J.-P., qui fait face aux CRS sur son rond-point de Thiérache, doivent se sentir concernés par les états d'âme de C., à Versailles, sur son projet de GPA en Ukraine ?

Ces exemples démontrent comment la structure de la machinerie électorale est conçue pour verrouiller les malentendus que nécessitent la capture de clientèles et l'obtention (ou la conservation) des rémunérations juteuses qui en résultent. Comment expliquer autrement l'humiliante pantalonnade à laquelle un Mélenchon a dû se livrer dès le huitième coup de vingt-heures, au même titre que le MEDEF, la CGT, SOS-Racisme, la conférence des évêques de France et le club des pêcheurs à la ligne de Trifouilly-les-Oies ? Voilà comment des intérêts communs se fracturent de haines inextinguibles (le prolétaire immigré du 93 qui se prend pour l'ennemi du gilet jaune ardennais) tandis que des chasses gardées électorales continuent de recouvrir des béances sociales irréductibles (le petit retraité post-soixante-huitard qui s'obstine à voir en Gabriel Attal le profil du gendre idéal). Au-dessus, planant comme des vautours au dessus du cadavre, il y a les Enthoven, Fourest, Brice Couturier, Zineb El Rhazoui... tous ceux en qui s'incarne, d'ores et déjà, ce "grand mouvement politique d'unité et d'action" en faveur duquel Macron s'est déclaré et dont le programme, d'après Castaner, serait "l'émancipation par le travail" (parallèles historiques glissants).

L'électeur qui calcule une stratégie de "vote utile", le dimanche matin en avalant son bol de café, et qui se flatte du "sacrifice" qu'il consent en "se salissant les mains", ne se rend pas compte que ses propres stratégies sont sur-determinées par des lignes de clivage qui, elles, ne doivent jamais être interrogées faute de remettre en question l'équilibre institutionnel lui-même. En dépensant quelques calories pour se déplacer au bureau de vote (soit beaucoup moins que n'en nécessite, par exemple, l'écriture de ce simple texte), l'électeur s'imagine poser une action par laquelle il rachète des années d'abdication quotidienne. Cependant, contrairement à ce qu'il croit, les scores produits n'ont pas de valeur en eux-mêmes : ils ne prennent sens qu'au travers des présages que feignent de découvrir les haruspices médiatiques dans les entrailles encore fumantes du sondé dominical.

Par un phénomène d'eucharistie parodique, l’élection récapitule et rend présente la totalité des aliénations auxquelles nous consentons d'habitude de manière successive et déconcentrée. En tant que rituel de magie noire arithmétique, le giratoire électoral se présente comme l'institution suprême de notre fausse conscience politique.

RENE GIRARD, LA CRECHE ET NOUS

  Contrairement à ce que laissent supposer les formes plus ou moins pathologiques de ses contrefaçons contemporaines, le sacré n'a jamai...