dimanche 6 novembre 2022

« LE SIGNIFIANT TRANSCENDENTAL »

Une interprétation mimétique de l’affaire De Fournas [1]

 Grégoire de Fournas: "Je reste député. Ce que j'ai dit était tout à fait  dans le champ républicain" - YouTube

Au-delà du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, l’affaire « De Fournas » a surtout donné lieu à un déchaînement inouï de laideur, un mélange sordide de bacchanale et de farce. Le vote d’exclusion par « assis levé » ; la mine grave et compassée des parlementaires de la majorité ; la vidéo de la France Insoumise où l’on voit défiler des images sépulcrales au son d’une voix caverneuse qui répète « dehors… dehors… » ; les aboiements du député RN, Jean-Philippe Tanguy, qui tente de s’abriter sous le parapluie d’Israël pour renvoyer l’extrême gauche du côté d’Auschwitz ; Mathilde Panot qui hurle comme une poissonnière en sortant du bureau de l’Assemblée nationale… beaucoup de gens qui ne s’intéressent pas d’habitude à la politique s’y trouvent brutalement absorbés par la médiation d’images qui relèvent de la plus extrême vulgarité. Or, il est très difficile de manipuler les catégories de vrai ou de faux, de bien ou de mal, de juste ou d’injuste quand on accède à une réalité quelconque par la laideur.

Dans ces conditions, ne rien dire, c’est s’empêcher de mettre des mots sur cette laideur, se reconnaître impuissant devant une situation qui en dit long sur ce qui fermente dans les profondeurs de la société française. Mais dire quelque chose, c’est entrer malgré soi dans le mouvement entropique de la rivalité mimétique, laquelle, ne portant sur aucun objet qui lui soit extérieur, se renforce de l’énergie que chacun consacre à vouloir la résoudre et n’est susceptible de recevoir aucune forme d’arbitrage. C’est pourquoi j’ai retiré tout ce que j’ai écrit à présent sur cette affaire. Chacune de mes affirmations était vraie, mais trop partielle pour ne pas pouvoir être isolée et produire une signification opposée à celle qu’elle était censée délivrer. Critiquer les propos de Monsieur de Fournas revient automatiquement à cautionner la chasse aux sorcières dont il a fait l’objet. Se questionner sur cette chasse aux sorcières signifie mécaniquement qu’on minimise, voire qu’on approuve les propos de Monsieur de Fournas. Nous n’avons pas, face à nous, un amas de données inertes qu’il suffirait de trier pour les ranger dans la bonne case. Que nous le voulions ou non, nous sommes inclus dans des boucles de rétroactions qui ne cessent d’interagir les unes par rapport aux autres et de produire les significations dont elles prétendent chacune rendre compte. Il faut penser la situation d’une manière suffisamment unitaire pour que l’analyse tourne sur elle-même et génère un champ de gravitation suffisamment puissant pour entraîner dans son orbite tout ce qui tenterait de s’accrocher à elle.

« Afrique ! »

À l’instant où ce mot retentit dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, pétant comme un gros mot dans un salon mondain, il faut être d’une insigne mauvaise foi pour ne pas apercevoir l’univers d’impensés qu’il recouvre, les représentations qu’il charrie, les sous-entendus dont il est plein.

Mais qui s’en offusque ? Qui pointe un doigt vengeur sur le malheureux qui vient de mettre les pieds dans le plat ? Qui scande « dehors ! dehors » comme si l’on assistait aux jeux du cirque ?

Monsieur Darmanin, le ministre de l’intérieur ? Il vient de déclarer son intention d’opérer, parmi les migrants, un partage entre « gentils » et « méchants ». En ce qui concerne la seconde catégorie, il a formé le projet humaniste de lui rendre « la vie impossible ». S’agirait-il de la pousser à rentrer chez elle ?

Monsieur Macron, le président de la République ? Aura-t-on la cruauté de rappeler au président de la République les plaisanteries douteuses dont ses voyages en Afrique ont été systématiquement émaillées, depuis « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c'est différent » lors de son premier déplacement à Mayotte, jusqu’au « il est parti réparer la clim ! » lancé, hilare, au président du Burkina Fasso.

Messieurs Ciotti et Marleix, les Laurel et Hardy de la grosse droite qui tâche ? A-t-on déjà oublié que le frère ennemi de Christian Estrosi a récemment validé l’expression de « grand remplacement » et proposé le concept hautement progressiste de « permis à point migratoire » ? Qui remplace qui ? Et qui doit retourner  ?

L’extrême gauche ? Ravie de se dédouaner à bon compte des soupçons de collusion que lui a valu le vote de sa motion de censure par les députés du RN – seul scenario susceptible de mettre le pouvoir en danger – elle a, si c’est possible, davantage encore pataugé que tous les autres. En sous-entendant que l’impératif singulier de l’attaque ad hominem (Retourne !) était plus raciste que le subjonctif pluriel de l’injonction au naufrage collectif (Qu’ils retournent !), elle a curieusement validé l’idée que la connotation du mot Afrique n’était pas la même selon que la phrase s’adresse à un « noir » ou à un « breton ». La charité néo-coloniale peut-elle se donner pour un antiracisme ?

De ce florilège de citations et d’attitudes se dégage un rapport mathématique de proportionnalité. Plus on se rapproche du système de valeurs qu’on impute à l’adversaire, plus on surenchérit dans l’insulte. Plus on est le même, plus on se distingue.

Le signifié s’est à ce point découplé du signifiant que le second peut servir de masque au premier. Ceux qui vivent de l’apartheid planétaire, ou qui en sont les mandataires, s’abritent derrière l’indignation de ceux qui n’en comprennent pas les enjeux et le désignent à leurs compatriotes comme un horizon d’espérance. Le virtuel idéologique occulte le déjà là matériel.

Par conséquent, on peut dire en même temps que le FN est raciste et qu’il ne l’est pas. Il n’est pas raciste si, par ce terme, on entend lui attribuer une spécificité qui le distingue et qui l’extériorise. Le FN n’est ni plus ni moins raciste que les autres. Il ne fait qu’exercer une fonction particulière relativement au racisme qui est celui du système dans sa globalité.

Et si le FN est raciste, ce n’est pas parce qu’il est méchant et qu’il n’aime pas les noirs mais parce qu’il est financé sur fonds publics pour capter l’affect raciste sur le marché des pulsions démocratiques. Du point de vue de ce qu’il est convenu d’appeler la République, le FN remplit une fonction littéralement vitale : en tant que structure organique du pouvoir en place, il collecte et retraite, sous forme d’impuissance collective, les effluents sociaux du capitalisme. Prononcer un jugement moral sur le racisme du FN équivaut à porter un jugement moral sur la fonction de l’intestin dans le corps humain.

Il faut dire que monsieur de Fournas joue de malchance. Il porte un nom qui aurait pu être celui d’un patron joué par De Funès dans une comédie des années 60 et tout le désigne à la vindicte et aux ricanements. Coupable de racisme, il en est victime à son tour. Ce racisme est un snobisme. Monsieur de Fournas a manqué de tact et de bon goût. Son personnage incarne physiquement tout ce qui n’est pas comme il faut dans la bonne société des élus. Monsieur de Fournas est le cheveu sur la soupe, la mouche dans le lait, le beauf qui fait tache dans la réunion de famille. Il hurle à la face du monde une vérité dont on ne peut s’accommoder que si tout le monde s’entend à laisser croire que c’est un secret de famille.

Aujourd’hui, monsieur de Fournas a été expulsé.

Cette nuit-même, de nouveaux migrants seront arrachés de chez eux par les guerres impérialistes de l’Occident, ballottés dans des chaloupes au milieu de l’océan démonté, réduits en chair-à-canon de l’économie souterraine.

Mais nous aurons la conscience sauve.

Monsieur de Fournas n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Au milieu d’une masse indifférenciée de migrants et de racistes, c’est le double monstrueux que produit l’oscillation des différences au pic de la crise sacrificielle [2].



[1] Voir René Girard, « Le signifiant transcendental » in Des choses cachées depuis la fondation du monde, chapitre III (pages 801 et seq. de l’édition de 2007). Dans ce chapitre, René Girard déconstruit le structuralisme en montrant que les systèmes de signification ne se construisent pas en dehors du réel mais s’enracinent dans un meurtre fondateur duquel découlent toutes les différences signifiantes.

[2] Voir René Girard, La Violence et le sacré, chapitre VI, et notamment pages 487 et seq. (édition de 2007)

RENE GIRARD, LA CRECHE ET NOUS

  Contrairement à ce que laissent supposer les formes plus ou moins pathologiques de ses contrefaçons contemporaines, le sacré n'a jamai...