mardi 31 octobre 2023

LA GUERRE SANS L'AIMER

Aucun pictogramme n'avait préalablement alerté les téléspectateurs sur la nature de la scène qui les attendait quand, soudain, la France à table fut gratifiée par Caroline Fourest d'une déclaration que même les franges les plus énervées du marigot néoconservateur s'accordèrent à trouver un peu osée : "On ne peut pas comparer le fait d'avoir tué des enfants délibérément comme le Hamas, et le fait de les tuer involontairement comme Israël".
Aussitôt, pour parer à l'onde de choc que risque de susciter cette pesée des âmes enfantines dont les critères implicites laissent deviner de pénibles sous-entendus, la meute subventionnée des "tweetos" en grève monte au front du scandale et s'empresse de faire bloc autour de sa vestale outragée.
"Contrairement à ce qu’on veut entendre, Caroline Fourest, évidemment, ne fait pas de différence entre les victimes, mais entre ceux qui les tuent", trouve par exemple judicieux de déclarer Raphaël Enthoven. Sans faire preuve d'acharnement excessif, comment ne pas admirer la propension du Gaston Lagaffe de la philosophie bourgeoise à se prendre les pieds dans le tapis chaque fois qu'il s'agit de défendre l'indéfendable ?
Si nul ne contestera qu'au tribunal de la conscience individuelle il est "évidemment" beaucoup plus difficile pour un fanatique de se faire pardonner l’éviscération d'une femme enceinte que pour un soldat régulier, couvert par sa chaîne de commandement, de justifier le largage d'une bombe de 250 kilos, il n'en va pas de même sur un plan collectif. Sous cet angle, il ne s'agit plus de conscience ni de morale, toutes notions qui relèvent de l'intimité des personnes, mais de rapports de force dont l'appréhension exacte demande que l'on se départisse des sidérations de l'instant pour envisager le temps long de l'Histoire : d'un côté, le déchaînement meurtrier de quelques centaines de personnes que le malheur a poussées à bout et que Dieu jugera ; de l'autre, ce processus inouï et systémique qui a conduit un État pourvu de toutes les protections de l'Empire à parquer 2,5 millions de personnes dans des conditions proches de l'enfer. Dès lors, la frontière ne distingue plus des gentils et des méchants, le bien et le mal. Elle sépare des gens qui sont armés et d'autres qui ne le sont pas ; des geôliers et des évadés ; des gens qui ont les moyens de garder les mains propres et d'autres qui sont réduits à se souiller du sang qu'ils ont fait couler. Sur le plan politique, ce ne sont pas les mots qui préexistent à la violence et qui permettent d'en juger les auteurs, c'est la violence dont résultent les distinctions qui permettent de désigner le coupable.
Par conséquent, suggérer que la différence ne se situe pas au niveau des "victimes" mais des "tueurs", ne fait qu'ajouter de l'abject au sordide. Cela revient à expliquer que ce n'est pas l'assassinat de civils qui, de soi, constitue une atteinte à la morale, mais que c'est bien de la force et des armes que l'on possède que découle le pouvoir de qualifier un meurtre de masse en "génocide" (1300 personnes tuées au corps à corps) ou en "bombardement ciblé" (8 ou 9000 personnes écrabouillées sous les décombres de leur maison par un bombardement aérien).
Au stade ultime de ce processus, on en arrive à présenter comme le comble de l'humanisme cette formule atroce : "nous pouvons pardonner aux Arabes de tuer nos enfants mais nous ne pouvons pas leur pardonner de nous forcer à tuer leurs enfants".
Si, dans le champ politique, la morale s'est toujours confondue avec le droit du plus fort, on en vient à regretter le cynisme de nos ancêtres qui, pour être aussi meurtriers que nous, n'avaient pas la même propension à se payer de mots.

"Être terroriste", la résistance comme situation

Résiste, dès lors qu’il n’est pas reconnu comme sujet de droit, quiconque a perdu le pouvoir sémantique de se définir lui-même comme résistant.
Les représentants de l’« axe du Bien », loin d’accéder à ce langage tragique, ne peuvent envisager la « résistance » que sous les traits romantiques d’une morale dont il se définit lui-même comme le critère. Résister, dans la représentation du monde que tente de faire prévaloir l’Occident tribal, consiste à valider le récit de l’Empire partout où l’Empire rencontre une hostilité. Ce raisonnement auto-centré et tautologique culmine dans un carambolage oxymorique : la résistance, c’est la collaboration.
Aveuglée plutôt qu’éclairée par le résultat d’une telle confusion, la foule des gens de bien ne voit pas que la résistance ne saurait se définir comme une morale mais comme une situation. Jamais, si ce n’est de manière rétrospective et mythologique, le résistant n’est apparu dans la nuée pour s’exposer sans conteste à nos cultes et à nos admirations sacrificielles. Quand le consensus reconnaît un résistant comme tel, c’est qu’il n’est plus un résistant. Il est devenu, à son corps défendant, l’icône du nouvel ordre qu’il a contribué à faire émerger. À ce stade de dégradation du récit collectif, le qualificatif de « résistant » ne renvoie même plus à un souvenir à la hauteur duquel il faudrait tenter de se hisser. Il certifie une conformité avec le monde comme il va.
Si donc le mot de « résistance » sert à décrire une situation de collaboration avec le régime, toute situation de résistance au régime ne saurait être dite par ce dernier que terroriste. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les célèbres aphorismes de Guy Debord – « cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme ; « l’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative ».
Du seul fait qu’il n’est pas reconnu comme une armée régulière par son adversaire, un groupe combattant se voit privé d’accès au théâtre stratégique dont les règles forment le langage commun de l’adversité. Une armée non régulière ne peut que courir au devant d’un adversaire qui se dérobe et, dans le vide créé par ce retrait, y rencontrer sa population civile. Quand on refuse de situer un conflit dans le champ politique, il ne faut pas s’étonner si la conflictualité ritualisée, qu’on appelle la guerre, se transforme en conflictualité totale, dont l’enjeu ne consiste plus seulement à détruire autrui mais à effacer toute trace d’une altérité possible.
Là où beaucoup ont vu le fondement épistémologique de la théorie du complot, se découvre donc une vérité linguistique radicale : le récit du terrorisme produit, en amont de toute manipulation, les conditions performatives de sa propre vérification.
Voir la main des services secrets dans un acte terroriste n’est pas nécessairement faux sur le plan des faits. Mais la systématisation de cette analyse revient à prendre pour une définition qui épuise le réel ce qui permet seulement de saisir un rapport de forces à un moment donné du processus. Si un gouvernement peut trouver intérêt à seconder le récit par des faits qu’il produirait lui-même, c’est parce que la majorité des gouvernés continue de s’identifier à l’ordre que fait régner le gouvernement et qu’elle perçoit comme désordre tout ce qui perturbe le maintien de l’existant. À l’instant où le rapport de forces s’inverse et où la situation créée par le régime est vécue comme oppression, toute perturbation de ce désordre n’est plus associée à un désordre mais à une manifestation du désordre. La seule manipulation qui compte, et qu’il faut donc travailler à déconstruire, se confond avec l’auto-intoxication collective dont résulte notre propension à vivre comme un ordre la perpétuation de l’existant. En l’absence de cette déconstruction, le récit de la manipulation, loin de manifester à lui-seul notre clairvoyance politique, se confond avec celui de notre impuissance.
Si le terrorisme est un récit du pouvoir c’est parce que le pouvoir se caractérise par la capacité de désigner le résistant et le terroriste. Cette caractérisation s’élève même au rang de définition dans le cadre d’un pouvoir nazi ou colonial pour qui toute remise en question de la totalité qu’il prétend incarner est vécue comme une atteinte intolérable à son unité. C’est pourquoi l’indépendantiste authentique ne connaît pas de résistant ni de terroriste. Il se contente de mettre à jour des situations d’oppression et de restaurer le paradigme à l’intérieur duquel une adversité redevient possible. Symétriquement, contrairement à ce qu’ils prétendent, les ennemis de l’indépendantisme ne sont pas dans le camp du bien parce qu’ils sont les héritiers de la résistance. Ils ne sont vus comme des héritiers de la résistance que parce qu’ils ont réussi à imposer la fiction d’un camp du bien relativement à laquelle, en lieu et place d’un dissensus politique, il n’y aurait que des terroristes et des résistants.
Par conséquent, nous ne faisons pas face à un mensonge qui exigerait seulement qu’on redistribue ces termes à l’intérieur d’un paradigme inchangé. Nous sommes immergés dans une situation dont il s’agit de se décentrer pour faire apparaître son caractère de pure obscénité.
Telle est la vocation de celui qui sera dit résistant à l’instant où ses héritiers ressentiront le besoin de fétichiser sa dépouille pour en faire l’alibi d’une future oppression.

vendredi 13 octobre 2023

TRAGIQUE ESPERANCE (SUITE)

 Aux enfants de Palestine

 

 [Je reprends ici l'essentiel de ce que j'ai écrit depuis la sortie de "Tragique Espérance". Mes textes de septembre prennent, avec un mois de recul, une portée que je ne pouvais pas soupçonner.]


 

 

6 septembre 2023

RENTRÉE SOUS ABAYA

Il en va de la laïcité comme de tous les mots qu'on a rendus intransitifs pour les vider de leur sens et les retourner contre eux-mêmes. La laïcité en soi, ça ne veut rien dire. La laïcité, c'est la laïcité de l'État, donc la liberté de conscience. Ça n'a rien à voir avec une "identité", un "mode de vie" ou une "civilisation" qu'il s'agirait d'imposer autoritairement à tous.

Quand Orwell dit que "la liberté c'est l'esclavage", il ne dit pas seulement que l'inversion du sens des mots figure parmi les stratégies les plus originales et les plus efficaces d'un pouvoir totalitaire. Il décrit aussi comment le sens d'un mot commence à s'inverser dès qu'on en fait une abstraction. Une liberté qui ne serait pas puissance d'agir dans le concret de nos vies est un asservissement à son propre mirage. La Liberté majuscule qui figure au fronton de nos monuments n'aura jamais existé autrement que comme divinité suprême au panthéon de la raison marchande. En ce sens, il faut dire que le totalitarisme n'est pas un détournement ni une perversion, c'est un aboutissement et c'est une révélation.


12 septembre

 RENTRÉE SOUS ABAYA (SUITE)

« Depuis l’interdiction de l’abaya, des élèves humiliées et déjà des dérives » (Médiapart)

Pour avoir fréquenté l'Éducation nationale pendant quinze ans, je ne suis absolument pas surpris du type de comportements que la circulaire attalienne va contribuer à libérer un peu plus. Il y a dans ces milieux petits-bourgeois qui se croient souvent "de gauche" (même s'ils assument assument de plus en plus ouvertement leur tropisme néo-conservateur : c'est ce que j'appelle le charlisme) une gourmandise pour la répression, une pulsion du contrôle et de la norme que la conviction d'appartenir à une Église où s'élaborent et se défendent les "valeurs de la République" permet de décompenser en violences de plus en plus réelles à mesure que leur prolétarisation les éloigne du rang social qu'ils croient encore être le leur. C'est une corporation de mercenaires humiliés que sa faiblesse même installe à la fine pointe de l'ordre établi. L'expression de "hussard noir" derrière laquelle certains continuent d'abriter avec une piété humide leur nostalgie d'un paradis perdu où les enfants étaient "bien élevés" et la "culture classique" révérée, va enfin révéler la plénitude de sa signification.

Accepter de désigner sous le terme de "laïcité" les chasses aux sorcières auxquelles nous allons assister de plus en plus régulièrement démontre qu'il n'y a plus beaucoup de barrières face aux dérives d'un régime que certains s'imaginent encore critiquer mais dans les tourbillons duquel ils sont sur le point de se laisser engloutir.

Le fascisme n'est pas un corpus idéologique figé dont il s'agit de vérifier la correspondance avec la subjectivité des acteurs politiques. C'est une situation caractérisée par la cristallisation autoritaire d'un certain nombre d'impensés dont le potentiel criminogène n'est plus compensé par aucune immanence sociale. La férule raisonnable et scientifique des "catholiques zombies" y conduit tout droit. Ce sont des fanatiques qui ont perdu la foi et qui défendent l'"ordre" au nom de leurs "valeurs".

Nous approchons l'instant fatidique où il sera trop tard pour s'en inquiéter.

***

POUR UNE INTERSECTIONNALITÉ DU RÉEL

Nos compatriotes musulmans ne devraient pas enfermer leurs luttes dans les catégories que l'Occident a forgé pour eux, d'abord pour les valoriser fictivement comme "victimes" (au nom de l'antiracisme), ensuite pour les expulser réellement comme "boucs émissaires" (au nom de la lutte contre le "terrorisme", le "séparatisme" et autres pestes qui affecteraient la "concorde nationale").

Un faisceau de circonstances historiques extrêmement complexes, s'enchevêtrant à l'échelle des siècles et des continents au point de devenir indémêlables, a mis les musulmans d'aujourd'hui dans la position difficile d'exercer une responsabilité historique : celle d'incarner (avec d'autres, mais d'une manière plus spécialement visible) le principe de contradiction dans une société qui se crispe au seuil de l'abîme.

Même si cela exige les vertus les plus héroïques et expose aux déceptions les plus cruelles, les musulmans devraient donc avoir l'intelligence et le courage de ne pas organiser la résistance au nom de leur communauté mais au nom du commun, ce qui suppose que leurs luttes se fassent accueillantes (et réciproquement) à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, souhaitent rester des humains et conserver l'usage d'un langage articulé. Ce dispositif pourrait se définir comme une "intersectionnalité du réel".

Une telle démarche ne relèverait pas d'un "front de la foi" qui aurait pour but ou pour effet d'unir les croyants contre d'autres catégories de Français. Elle exprime le désir d'une "Res publica" qui, loin de se comparer à la bouillie visqueuse qu'en a fait le charlisme dans le but de soumettre des individus haineux et déracinés à des récits que d'autres ont concoctés pour eux, institue politiquement la conscience et l'autonomie de citoyens responsables.

Pour une semblable raison, et par effet de symétrie, ceux de nos concitoyens qui ont le patriotisme chevillé au corps devraient trouver louche que les mêmes "leaders d'opinion" qui les ont traînés dans la boue pendant des décennies au nom du "retour de la bête immonde", les envoient aujourd'hui au casse-pipe avec des slogans qui auraient été passibles de la dix-septième chambre il y a moins de dix ans. Ce patriotisme sous caution oligarchique est un larbinat de la pensée, un piège en carton-pâte, un tremplin offert aux aventures les plus douteuses et les plus catastrophiques.

Pour que vive la France quand même, nous devons absolument refuser de la vivre comme une fin justifiant tous les moyens, comme un alibi justificatif à toutes les oppressions et à tous les massacres, mais comme le cadre narratif que nous avons reçu ensemble de l'Histoire sans l'avoir choisi et à l'intérieur duquel nous pouvons reconstruire les leviers d'un avenir commun.

C'est afin de servir la cause civique de ce désenclavement et de cette articulation bien comprise de la pluralité et des principes que la revue Antigone a choisi de donner la parole à Tareq Oubrou, recteur de la Grande Mosquée de Bordeaux, pour traiter de la question du sacrifice à l'occasion du centenaire de la naissance de René Girard.

Dans le domaine spécifiquement humain du vouloir et de l'amour, la parole est performative : elle rend effectif ce qu'elle énonce. Nous n'avons donc pas à nous lancer dans d'abstraites proclamations ni d'illusoires croisades. Qu'il nous suffise d'être au clair avec ce que nous désirons.



16 septembre 2023

LAMPEDUSA, LA NUIT DE L'OCCIDENT

Des masses hagardes, arrachées à leurs terres par notre cupidité et ne rêvant que de nous ressembler, s'immiscent dans les écrans de notre réalité virtuelle comme la figure de l'altérité absolue.

A travers les images qui nous arrivent de Lampedusa, nous avons l'opportunité de comprendre ce qu'on a régulièrement appelé des "invasions" tout au long de l'Histoire et qui ne sont rien d'autre que le récit mythologique sécrété par un système social au moment où il s'effondre sous le poids de ses propres contradictions.

Le chemin de croix de Meloni, la "post-fasciste" moquée par l'"extrême-gauche" parce qu'elle a "échoué", tancée par les "socio-démocrates" allemands parce qu'elle n'en fait pas assez contre les réfugiés, soutenue par l'"extrême-droite française" au nom de la "solidarité européenne", devrait pouvoir être raconté dans les théâtres de la cité future comme ce moment où tout a été révélé.

Le "retour du tragique", ce ne sont pas sept-mille personnes en perdition sur une petite île en Méditerranée et dont un mot, un seul, serait capable de résoudre la situation. Le retour du tragique, ce sont les récits que nous nous inventons pour nous dispenser de vouloir regarder la réalité en face. Que nous nous choisissions comme ennemi "l'extrême-droite" ou les "hordes de migrants", nous aspirons collectivement à extérioriser, sous une forme réifiée, la violence du capitalisme que nous ne savons plus contenir dans les institutions qui étaient prévues à cet effet. La montée aux extrêmes que provoque l'échange de ces accusations symétriques est un piège qui se referme sur nous car elle produit les réalités dont chacun peut ensuite brandir la menace pour s'exonérer de ses propres responsabilités.

Voilà exprimé une fois de plus ce "mauvais rêve de la société moderne enchaînée" dont le Spectacle a pour fonction de "garder le sommeil".

 

17 septembre 2023

Chacun n'existe plus que dans les blessures d'autrui, où il croit vérifier son innocence : on me hait donc je suis. Il s'agit d'un christianisme inversé dont le "souci des victimes" devient l'alibi à l'élimination du pardon. Le néoconservatisme (dont j'ai désigné la déclinaison française sous le nom de "charlisme"), c'est ce moment sacrificiel où toutes les victimisations cherchent à se réconcilier contre la Croix, qu'elles ne vivent plus comme un obstacle à leur violence mais comme une rivale dans le processus de son dévoilement. La somme de toutes nos haines voudrait se poser comme la Paix ultime par où se réalise la Fin de l'Histoire et s'accomplit la Mort de Dieu.

Face à ces images - une oscillation des différences d'où surgit le monstre - on prend conscience que la notion debordienne de Spectacle s'accorde parfaitement bien à la lecture girardienne du tragique.



19 septembre 2023

Le véritable danger qui nous menace : sous couvert de "liberté d'expression" et d'"antiwokisme", l'unification de toutes les chapelles de l'extrême-droite autour d'une offensive néoconservatrice de plus en plus décomplexée. Qui prendra le contrôle de ce conglomérat (qui va grosso modo de Franc Tireur à Rivarol et de Caroline Fourest à Mari(o)n(e) Le Pen en passant par Hervé Morin (!) et François-Xavier Bellamy) maîtrisera la configuration de l'"arc républicain" en 2022. Concours d'idiotie utile en perspective (par exemple une "extrême gauche" qui va continuer à mendier des strapontins en échange d'un "barrage contre le fascisme" dont elle sera la prochaine à faire les frais).



20 septembre 2023

Pour l'instant, on sent que la société française n'a pas trouvé son point d'équilibre sur le nuancier du pire, qu'elle se demande encore à quelle nostalgie bottée elle pourrait bien vouer sa rage de perpétuer l'existant. À ce stade, le "Travail, Famille, Patrie" de la "Start-up Nation" pourrait endosser indifféremment les oripeaux de Manuel Valls ou de Marion Maréchal.

La prochaine séquence électorale sera le loft où tenteront de se départager les candidats de cette nouvelle télé-réalité.

Il y a urgence à nous en soustraire et à désirer autre chose.



28 septembre 2023

"Harcèlera bien qui harcèlera le dernier" : tel est l'adage qui me paraît le mieux résumer la logique néo-libérale à l’œuvre dans nos sociétés. Au temps où les services d'urgences ferment à tour de bras et où le RSA ne sera plus versé qu'en échange de séances de rééducation, les "cours d'empathie" que Gabrial Attal veut faire donner à l'école en constituent la dernière et la plus spectaculaire des manifestations.

Or, il n'est pas difficile de deviner que le dernier des harceleurs sera le plus pervers de tous, celui qu'il sera interdit d'identifier comme tel parce qu'il aura su se faire passer pour le défenseur des harcelés ("me too") et qu'à ce titre il sera parvenu à mettre l'appareil d’État, préalablement dépouillé de toutes ses fonctions collectives et redistributrices, au service d'une torture généralisée des corps et des âmes. Nous voici rendus à un stade d'humiliation qui n'a peut-être pas de précédent historique. C'est comme si Pilate avait fait inscrire au sommet de la Croix : "Il n'est pas obligatoire d'être malheureux".

Avec le gouvernement actuel, cette logique d'inversion est poussée jusqu'au point de ridicule où elle devrait s'invalider elle-même. Malheureusement, tout se passe comme si nous étions tellement imbibés du vocabulaire de notre propre oppression que les manipulations dont nous sommes victimes avaient la propriété de nous laisser muets, impuissants, voire complices. Pas d’échappatoire au ressentiment, sinon s'élever dans la hiérarchie des harceleurs, manipuler plus pour être manipulé moins.

C'est l'illustration parfaite d'un mécanisme que l'on peut comprendre, à la suite de René Girard, comme une réactualisation de la notion évangélique de "scandale".

Un tel diagnostic peut paraître effrayant. Mais la capacité de le formuler renvoie à notre pouvoir de nous laisser saisir par l'absurde, à quoi il peut être reconnu que nous sommes toujours en vie.

Plus que jamais, le tragique c'est l'espérance.



6 octobre 2023

Le saviez-vous ?

Si vous critiquez la "Némésis médicale", c'est que vous avez "peur" de la piqûre.

Si vous avez peur de la piqûre, c'est que vous avez peur du sang.

Et si vous avez peur du sang, c'est que vous avez peur des juifs.

C’est ce que vient de déclarer Guillaume Erner sur France Culture :


« Curieusement, la résurgence des punaises de lit et le Nobel de médecine qui récompense le travail pour développer les vaccins à ARN messager suscitent les mêmes peurs et réactions exagérées : les peurs liées aux piqûres. Des anxiétés enracinées dans l'humanité.

(…)

Mais dans les deux cas, à l'origine des surréactions, de la peur viscérale, celle, vous savez, qui parle au cerveau reptilien, causée par les punaises de lits et par le vaccin, on trouve un même ingrédient qui effraie les êtres humains depuis des millénaires : la piqûre, car la piqûre a à voir avec le sang.

Au Moyen Âge, il n'y avait pas de pire accusation que ce qu'on appelait en anglais les Blood Libel Legends — les accusations de crimes rituels — principalement portées contre les juifs ou d'autres minorités ; accusations mettant en scène le sang. Et, plus encore, quelques décennies plus tard, les statuts de limpieza de sangre — en espagnol, pureté du sang — prônée par l'inquisition, où il était dit qu'une goutte de sang sarrasin, juif, suffisait à corrompre tout le sang d'une personne. »


Les mêmes jugeaient "antisémites" les manifestants qui exhibaient une étoile jaune en juillet 2021.

Mais ce n'est pas tout.

Non seulement vous avez peur des vaccins donc des piqûres donc du sang donc des juifs, mais en outre vous avez peur des punaises de lit - ces fameux insectes aux pattes crochues dont les images brunâtres et macroscopiques, projetées en boucle sur les écrans de l'information en continu, se sont brusquement substituées aux tonalités cramoisies de nos météos estivales. Voilà mis à jour, par de pénétrantes corrélations, le réflexe ancestral où s'originent vos peurs "reptiliennes" de la piqûre, du sang, du vaccin et des juifs. Vous les ploucs, vous les fumeurs de clope qui n'écoutez pas France Culture, vous êtes les poux disgracieux dont le grouillement détonne sur les horizons radieux de régénération transhumaniste.

À cette articulation intellectuelle désastreuse, répond en miroir sa symétrie tragique : c'est Pascal Praud assimilant les punaises de lit aux immigrés. Aussitôt, la montée aux extrêmes est enclenchée. Le ban et l'arrière-ban de l'intelligentsia s'en vont prendre le maquis au Café de Flore avec les airs courroucés que requiert un tel retour aux heures les plus sombres.

Il y a bien une "vérité interdite" qui plane au-dessus de cette foire d'empoigne. Mais ce n'est pas la "vérité interdite" invoquée par ceux qui hurlent aux persécutions du "politiquement correct". Ce n'est ni la vérité des punaises de lit, ni celle des migrants, ni celle de leur supposée symbiose. C'est la vérité sacrée d'un mythe fondateur sur lequel repose la totalité du «progrès» occidental : l'hygiénisme, la rationalité médicale, la terreur des contaminations et l'hystérie prophylactique substituées à la compréhension de la vie humaine comme totalité et comme équilibre. On ne saurait regarder en face cette vérité du mythe sans le rendre du même coup inopérant. Nos affrontements sont une danse au-dessus de ce volcan. Il ne nous reste plus que l'illusion de nos désaccords pour faire survivre le pacte originel de notre "vivre ensemble".

C'est pourquoi, dans un climat où la fabrication des monstres tourne à plein régime, où chacun donne consistance à ses propres fantasmes dans le regard de l'autre et où nous sommes tous devenus la punaise de quelqu'un, les modalités actuelles de la "lutte contre l'antisémitisme" ne ressemblent à rien d'autre qu'à une tentative désespérée de sauver le paradigme au sein duquel l'antisémitisme a pu déployer le maximum de sa puissance criminelle. Rappelons qu'Auschwitz n'a pas eu lieu au XVème siècle dans l'atmosphère apocalyptique de la peste noire mais au XXème dans la société de Pasteur et de Darwin.

Plus que jamais, tandis qu'il s'agit de renvoyer à l'archaïsme ceux qui identifient son retour sous les oripeaux d'une certaine modernité, le champ est libre pour que "ça" recommence.



8 octobre 2023

LA FIN DE LA GUERRE

Guerre impossible, guerre totale

 Devant les images d’apocalypse qui nous arrivent du Moyen Orient, on prend conscience que la stratégie n'est pas d'abord une technique mais un récit, un langage commun. La stratégie est ce qui rend la guerre possible parce qu'on en partage le terrain de jeu. Au moment de remettre au militaire l'issue de leur querelle, les adversaires ne partagent plus rien sinon la représentation du militaire comme issue. Et c'est considérable puisque la possibilité d'une issue est précisément contenue dans le partage de cette représentation.

Quand il n'y a plus d'issue militaire avec ses codes et ses rites, quand la montée aux extrêmes paraît ne plus avoir d'issue que dans l'anéantissement réciproque, il ne reste que des "défenseurs", des victimes au nom desquelles tout est permis puisqu'il ne subsiste plus que des innocents persécutés par des coupables.

C'est en ceci que le conflit israélo-palestinien nous plonge au cœur de l'anthropologie contemporaine. Ce conflit "exemplarise" la perte de la guerre comme institution. Il nous renvoie l'image de ce que nous sommes et le renvoi de cet image nous force à être toujours plus ce que nous sommes devenus : des barbares aux mains propres, excipant de solidarités parodiques pour donner libre cours à leurs pulsions meurtrières.

Cette nouvelle situation s'entretient d'elle-même sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir des agents extérieurs. Si l'armée israélienne a été dépassée, ce n'est parce qu'elle a défailli techniquement ou, comme certains le proclament imprudemment, parce qu'elle a été victime d'un "onze septembre" . C'est parce que, dans l’État moderne dont nous voyons se conclure sous nos yeux le parcours historique, le soldat n'a pas davantage sa place que le prêtre ni le paysan.

Nous sommes redevenus des tribus de chasseurs-cueilleurs, menacées en permanence par leur auto-annihilation parce qu'elles n'avaient pas encore découvert le tabou de l'inceste.

Dans ce monde ou plus rien ne saurait "être vécu directement", "Tik Tok" demeurera le Lascaux de notre sénilité collective. A l'instant où la guerre a disparu, "tout est permis mais plus rien n'est possible".

 

9 octobre 2023

"Quand au sentiment du malheur se joint l’absence d’espérance, et c’est le cas à présent, les hommes obéissent toujours, jusqu’à ce que l’espérance leur soit rendue par quelque choc extérieur. (...) La France est, et pour longtemps (même au cas où il y aurait des convulsions sociales, car elles ne changeraient rien qu’en apparence) dans cet état de torpeur et de résignation." (Simone Weil à son frère, février 1940)
L'air de rien, sans que personne ne s'en offusque, le suprémacisme blanc est devenu le pivot des "valeurs de la République".
Ou plutôt : s'assume comme tel après avoir été brièvement et superficiellement refoulé.
L'"universalisme" des uns, le "patriotisme" des autres, convergent dans la même passion de l'ordre, dans la même abdication de toute dignité.
Jamais l'extrême-droite, contre-laquelle le consensus social se croit en guerre depuis cinquante ans, n'aura jamais mieux mérité son nom qu'au moment où ce même consensus s'abandonne à ses griffes.
Sans crier gare, un cauchemar du passé s'est mué en rêve d'avenir.
Il n'y aura plus que la tragédie, désormais, pour nous rendre l'accès à la parole.
Rendez-vous à la Libération.

 

10 octobre 2023

Le FN n'était pas diabolisé parce qu'il était raciste. Le FN était diabolisé parce que la trahison mitterrandienne de 1983 en avait fait, à son corps défendant, le dépositaire d'une sociologie potentiellement révolutionnaire, une voie de garage électorale pour ces "classes dangereuses" dont les élites bourgeoises se transmettent la terreur depuis qu'elles ont dû se terrer à Versailles sous protection prussienne.

La "dédiabolisation" a consisté à éradiquer ce potentiel, à renoncer de manière explicite et ostensible au récit démocratique dont cette sociologie pouvait laisser craindre la cristallisation. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'abandon de toute velléité, même symbolique, sur l'UE, l'euro et l'OTAN.

Mais il n'y avait pas grand chose à craindre, en vérité. Dès le départ, le système "représentatif" avait joué son rôle en faisant de cette sociologie la rente personnelle des châtelains de Montretout, bourgeois de centre-droit qui auront perpétué toute leur vie la nostalgie d'Antoine Pinay et de Pierre Poujade. C'était un combat perdu d'avance que de vouloir faire de ce parti l'expression politique de sa sociologie.

Et maintenant ?

Au terme de cette histoire, le FN "dédiabolisé" n'est pas un FN qui aurait renoncé à son racisme. C'est un FN qui a renoncé à tout sauf au racisme et qui, pour cette raison, comme en 1938, va pouvoir se loger au centre de gravité de l'"arc républicain".

Le pétainisme n'est pas un accident.

Il est la colonne vertébrale de la République depuis 1871, l'atout maître face à tous les Fronts populaires.

***

LA FIN DE LA GUERRE (SUITE)

« Terroriste ! », ou la négation d’autrui

Nous n'avons plus affaire à des soldats qui se reconnaissent mutuellement comme tels sur le théâtre plus ou moins ritualisé sur leurs affrontements, mais à des bourreaux qui se présentent comme des victimes et à des victimes qui se comportent comme des bourreaux.

A-t-on mesuré ce que signifiait l'organisation d'un "festival de la Paix" aux frontières de Gaza ? Quand le soleil se couche sur l'Occident et qu'il devient "monstrueux de vouloir expliquer la barbarie" (Raphaël Enthoven), il n'y a plus de guerriers. Il n'y a plus qu'un face à face entre des "ennemis de la paix" et des victimes innocentes.

Dans un contexte où la guerre n'est plus possible en tant qu'institution et où il n'y a plus d'autre posture possible que la défense, le mot "terroriste" ne désigne pas l'auteur mais le sujet de la terreur. Employer le mot "terroriste", c'est attribuer le statut de victime au terrorisé et lui donner la capacité de réduire son adversaire au statut de vacuité qu'il occupait déjà dans le champ du langage. À l’inverse, conclut Enthoven dans l’une de ces bourdes dont il est coutumier et qui prend ici la forme d’un aveu : "expliquer la barbarie, c’est la perdre" (Cf. l’interprétation très personnelle que Raphaël Enthoven, en pleine crise sanitaire, avait donnée de la théorie girardienne du bouc-émissaire : Tragique espérance, pages 186-187).

Une guerre moderne ne produit plus que des terroristes qui s'accomplissent dans l'obligation réciproque de se disculper. Tel n'est pas terroriste qui s'est contenté de répondre, en l'éradiquant, à celui qui le niait comme victime.

Ces phénomènes de négations croisées alimentent la surenchère mimétique de l'indifférenciation identitaire, où se reconnaît l'impuissance du Politique à œuvrer dans le champ qui est le sien.

Le mot "terrorisme" ne désigne aucune autre réalité que les représentations de celui qui l'emploi. En cela, il offre un exemple chimiquement pur à la performativité du langage. Sous les dehors bonasses de l’objectivité morale, il contient la montée aux extrêmes dont découlent les images qu'il s'autorise à décrire.

Se donner le droit d’employer le mot de « terroriste », pire, se sentir autorisé à en faire l’objet d’une injonction : ces postures rhétoriques sont le nouveau déguisement sous lequel se dissimulent le retour du talion, le pouvoir archaïque de vie et de mort.



11 octobre 2023

LA FIN DE LA GUERRE (SUITE ET...)

ou la morale comme monstruosité 

Il ne s'agit pas de nier la nature criminelle d'un acte qui consiste à assassiner des fêtards de sang froid au milieu d'un désert. Il ne s'agit pas de renverser les responsabilités, de distribuer différemment l'innocence et la culpabilité sur les plateaux de la balance. Il s'agit de se laisser interroger par une situation dans laquelle des actes aussi insensés que l'animalisation et les massacres de civils, les prises d'otage, les bombardements aveugles, toutes ces représailles infinies d'une querelle que personne n'a jamais commencée, tendent à devenir le fin mot du politique sous l'effet de leurs représentations réciproques et de la montée aux extrêmes qu'elles génèrent.

J'essaie de faire surgir comme problème le processus au terme duquel l'humanité s'est habituée à vivre sans cesse au bord de l'abîme parce qu'elle multiplie des conflits dont il est posé a priori qu'ils sont sans solution puisqu'ils sont formulés en termes moraux et qu'ils n'ont pas d'autre issue qu'une vengeance de type judiciaire. Or cette vengeance est sans fin puisque, par construction, il n'y a pas d’État unique, reconnu par tous, pour en faire porter le coup d'une manière définitive et sans réplique. L'issue par la parole est également fermée puisqu'il s'agit d'une guerre entre l'innocence et la barbarie et que, dans ce paradigme, le simple fait de nommer l'adversaire revient à l'accueillir comme une altérité possible, donc à s'instituer soi-même comme une "cinquième colonne".

Tout se passe comme si la morale, dont on peut se féliciter qu'elle gouverne nos relations inter-individuelles, s'était progressivement retournée contre les mécanismes anthropologiques de gestion de notre violence collective. Ce qui est arrivé au terme du processus de construction (le caractère sacré de la personne, la valeur infinie et irremplaçable de chaque vie humaine) est en train de se retourner contre ce qui en est l'origine. Hyper-modernes, sur-civilisés, nous voici renvoyés au seuil du tribalisme - un tribalisme nucléarisé qui efface le "brouillard de la guerre" (Clausewitz) et qui fait de notre survie collective une question ouverte.

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Journaliste : "La France insoumise est antisémite ?"

Darmanin (ministre de l'Intérieur !) : "En tous cas elle n'a pas démontré l'inverse."

Tout y est, tous les massacres futurs se logent dans cette formule imbécile qui ne provoque, comme des milliers d'autres, que les hochements approbateurs du bourgeois soucieux.

Règne du soupçon. Prurit d'interdictions. Chasse à la cinquième colonne. Procès en indignité nationale. Appels à la guerre rhabillés en union sacrée. Obligation de démontrer, d'applaudir, de se disculper. Toute une galerie d'images qui servaient d'alibi à notre bonne conscience de "sociétés morales" redeviennent brutalement l'oriflamme de nos rassemblements parodiques.

Nous n'avions pas fini de dépecer le mannequin empaillé de nos paniques sacrées que nous déroulons le tapis rouge à tout ce qui pourrait lui faire office de double. Le Pen est fasciste, mais elle est trop molle.

Le fascisme apparaît alors pour ce qui l'est : non pas cette grand-guignolade saignante et chamarrée qui rassure nos tranquillités factices, mais un basculement du langage dans l'indifférence générale. Vous croyiez appartenir au camp du droit et du jour au lendemain, sans aucune solution de continuité, cette appartenance vous dédouble, vous fait produire les images contre lesquelles vous pensiez vous être constitués.

La comédie sociale se donne à lire directement, dépouillée de tous les faux-semblants dont elle déguisait naguère ses turpitudes et qui sembleraient aujourd'hui une concession à "l'ennemi".

Ce qu'on se raconte ensuite, mythologiquement, comme une grande rupture, ne se vit sur le moment que comme un oubli, une incontinence, une jouissance sénile au fond d'un Alzheimer incurable.

Rebellions d'EHPAD entre deux piqûres.

Danse macabre de cadavres en croisade.

Renversement général des mots au carnaval du sens.

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LA CHUTE DES MURS

En 2002, quand la République lynchait Le Pen au nom des "valeurs" qu'elle combat aujourd'hui (l'"antiracisme", l'"inclusivité", le "vivre-ensemble"), la République jouait sur du velours : elle s'en prenait à une sociologie blessée, aux derniers lambeaux d'une France industrielle abandonnée aux griffes d'une PME familiale dont le cynisme n'avait d'égal que l'isolement.

Vingt ans après, c'est une toute autre affaire. Des politicards de troisième zone, derniers rebuts d'une oligarchie en solde, n'ont plus que les fractures qu'ils provoquent pour se donner l'illusion d'exister. Leur faiblesse croit en proportion de la violence des affects qu'ils sont obligés d'exciter pour se maintenir au pouvoir. En jetant des millions de Français en pâture à la vindicte générale, ils se lancent dans une fuite en avant suicidaire dont nul ne peut prédire l'issue.

Plus que jamais, le salut de la France repose sur ses classes populaires et opprimées. De la vitalité que ces dernières ont su préserver dépend l'issue d'une guerre civile dont la bourgeoisie a décidé qu'elle serait sa dernière planche de salut.

Même s'il est difficile d'en deviner la forme, un demain mystérieux se sécrète déjà dans les décombres de nos marges ignorées. De Gaza à Clichy, la banlieue renverse les murs de sa prison. Sous la germination des forces nouvelles, le béton commence à fendiller et les bulldozers ne sont que l'expression physique d'une croyance évanouie. On n'obéit pas à Marlène Schiappa. On n'obéit pas à Bruno Lemaire. On n'obéit pas à Gérard Larcher.

Aux yeux de la bourgeoisie, qui ne sait plus à quelle peur se vouer, il n'y a qu'un seul crime et c'est celui-là. C'est bien pourquoi elle consacre à ne pas le nommer l'énergie du désespoir. La stupidité colossale des slogans ne doit pas faire illusion : les récitants de la propagande médiatique ne font que masquer la béance d'un langage qu'ils ont perdu. Or le futur ne se laisse pas contenir bien longtemps dans les mots d'un passé disparu.



12 octobre 2023

Les objets que les "antiwokistes" se contentent de ramasser dans le caniveau pour en faire d'adorables fétiches ne sont que les fragments désossés de structures que les "woke" s'imaginent avoir "déconstruites" alors qu'elles leur sont tombées sur la tête.

Le Spectacle ne cesse de se réactualiser dans le récit automoteur de cette querelle de doubles.

En arrière-plan, soutenue contre l'évidence avec l'énergie du désespoir, la même volonté d'ignorer les processus matériels à l’œuvre dès lors que les processus mimétiques de la valeur d'échange ont achevé de se superposer au réel "directement vécu".

La "femme émancipée" à qui le marché fait l'aumône d'un chéquier dans les années soixante est la même dont "Sens commun" a brandi la silhouette "genrée" dans les cortèges de la "Manif pour Tous". La filiation biologique se découvre comme "donné naturel" à "défendre" dans un contexte socio-économique où l'évolution des rapports de production lui retire toute nécessité et démasque le caractère parodique de ses survivances bourgeoises. Symétriquement, le sujet prend la dénonciation de ces survivances comme le moyen de conquérir l'autonomie de sa grammaire individuelle au moment précis où il est parlé par des formes supérieures d'aliénation.

Dans ces conditions, je ne vois pas d'émancipation qui ne puisse être simultanément définie comme révolutionnaire (volonté de transformation portée au cœur de l'ici et maintenant), conservatrice (respect des processus anthropologiques qui nous ont constitués en tant que personnes), socialiste (institution politique de la valeur d'usage) et chrétienne (affirmation d'un au-delà transcendant de la valeur d'échange). En un mot : un patriotisme de l'internationale qui chemine au milieu des vicissitudes de l'histoire et dont il n'a jamais existé, ni n'existera jamais, une forme stabilisée.

Là où les "antifas" percevront une "confusion", je vois une "tragique espérance" : la beauté crucifiée de l'aventure humaine.



13 octobre 2023

L'ÊTRE ET LE NÉANT

En 1962, entre les tenants de l'apartheid (OAS) et ceux de la décolonisation (FLN) s'était immiscé un tiers séparateur, un médiateur externe capable d'imposer une différence entre les jumeaux de la violence. De Gaulle partageait avec l'OAS la même vision étroite d'une France ethnique, mais il avait compris que cette singularité n'était viable qu'au prix d'une séparation, d'une distinction, en un mot : d'une reconnaissance politique. Malgré ce que les vociférations d'un Sartre pouvaient laisser supposer, ce n'était pas le terrorisme qui avait gagné. C'était au contraire la capacité de mettre fin réciproquement à un récit dans lequel l'adversaire ne pouvait être représenté que comme terroriste et n'avait pas d'autre issue que de se conformer à cette représentation. La solution d'Évian était imparfaite, la séparation fictive (la suite le montra), mais elle avait au moins le mérite d'exister. Pour la dernière fois peut-être, quoiqu'au prix de désastres dont on ne s'est jamais remis de part et d'autre de la Méditerranée, les mécanismes d'auto-limitation de la violence avaient fonctionné.

En 2023, il n'y a plus de médiateur externe. L'Occident en phase de sénilité collective se présente comme un OAS global, une chose flasque et molle qui s'excrète sans le vouloir, une structure que plus aucune force ne peut retenir de l'intérieur. À l'instant où il se vit comme un «cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part», son affirmation coïncide avec sa négation, sa limite avec sa disparition. L'Occident se vit comme totalité et exige d'être reconnu comme tel mais, pour cette raison, il ne peut envisager d'extériorité que comme soustraction de soi. Dans ces conditions, en l'absence de tout vis-à-vis, la "croisade contre le terrorisme" ne peut se terminer que dans un gigantesque attentat-suicide.

De ce point de vue, Gaza sous blocus, soumise à l'injonction contradictoire de s'évacuer elle-même dans les frontières de son propre néant, se présente comme une métaphore de l'aporie occidentale, comme un reflet en miroir de nos plus radicales contradictions.


[Ce texte a devancé l’événement. Il sera sans doute ma dernière intervention publique avant longtemps.

A cette heure, la fenêtre de la parole se referme.

Que chacun vogue au devant du destin qu'il s'est forgé.]

RENE GIRARD, LA CRECHE ET NOUS

  Contrairement à ce que laissent supposer les formes plus ou moins pathologiques de ses contrefaçons contemporaines, le sacré n'a jamai...