samedi 26 mars 2022

LA DEMENCE AU BOUT DE LA RAISON


Dès lors que l'homme, devenant homme, fut capable de se projeter dans un récit collectif d’appartenance à une communauté, la violence et la civilisation se sont mutuellement nécessitées. La possibilité d’une altérité se fit jour en même temps que la volonté de la réduire : c’est la beauté de la tragédie humaine, la tension intérieure qui nous fonde en tant que sujets de relation.

Que la « communauté internationale », jugeant l'Ukraine agressée et s'estimant engagée vis-à-vis d'elle, se sente fondée à prendre des mesures à l'encontre de la Russie, voilà qui paraît conforme à la logique de la guerre. Mais pourquoi, lorsque les réserves en dollars de la banque centrale russe sont gelées par les Etats-Unis, cela s’appelle une « sanction », tandis que la réplique russe qui en découle automatiquement – l’exigence d’être payé en roubles – est aussitôt stigmatisée comme une « rupture de contrat » ? D’où vient-que l’Occident, non content de s’attribuer tous les droits, s’attende à ce que ceux-ci soient consacrés dans le regard de ses adversaires comme l’expression DU Droit lui-même ? Depuis quel point fixe de l'espace et du temps s’est-on érigé en tribunal pour observer l'Histoire en train de se mouvoir ?

Il y a derrière l’emploi du terme « sanctions » une immense manipulation, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple naïveté : l'idée que l'histoire humaine ne serait qu'une affaire de « guerres justes » menées contre des « agressions injustes », forcément « sauvages ». Ainsi naît de la condamnation morale de la guerre la possibilité de la guerre totale. L’altérité ne peut plus être vécue comme le chemin blessé d’une rencontre mais comme comme une atteinte à la raison universelle qu’il convient d’éradiquer. Le droit international, en fonction duquel est décidé qui est l’agresseur et qui est l’agressé, n’est plus rien d’autre que la puissance incontinente du récit dominant.

Le futur de l’Humanité s'accomplirait ainsi dans un retour à la jungle originelle – mais ce retour, loin d’une cure de jouvence, serait l’enfance où l’on retombe par sénilité.

jeudi 24 mars 2022

"PRIX A PAYER" : NECROLOGIE D'UNE MORALE

"C'est le prix à payer"

Madeleine Albright (1937-2022) 
à propos du demi-million d'enfants tués 
par les Etats-Unis en Irak

 

La géopolitique capitaliste est une confusion puérile du moi et de la morale. Dans son univers mental, "crimes de guerre" ne signifie pas que certaines modalités de la guerre sont criminelles mais que toute guerre est un crime à partir du moment où elle n'est pas "un prix à payer" pour la "démocratie" - s'y opposer dans ce dernier cas fait de vous un complice du "terrorisme".

Il ne faut donc pas prendre au sérieux l'expression "crimes de guerre", s'imaginer qu'il soit possible d'en balancer les effets par de savantes mises en perspective ni par des contre-champs documentés. Dans le flot d'images dont nous abreuve le conflit russo-américain aux frontières de l'Europe, ce n'est pas la culpabilité des personnes qui doit nous préoccuper mais la grammaire des images produites : il est clair qu'on a affaire, de part et d'autre, à des mises en scène, à la volonté de produire un récit politique.

Prétendre départager des culpabilités, c'est sortir de sa position de citoyen français pour signifier son allégeance à l'un des deux camps. Adoptons plutôt un regard tragique sur ces événements et gardons-nous de la posture qui consiste à dire : "voyez, ce sont eux les méchants". Faisons advenir un discours d'équilibre qui ne soit ni un relativisme moral ni une capitulation munichoise, mais au contraire un discours qui cherche à repolitiser les enjeux, à faire advenir l'idée que ce conflit est un désordre géopolitique dont l'impuissance de notre propre pays est une cause majeure en tant qu'il ne joue plus son rôle d'équilibre entre les Empires.

Il n'y a donc de débouché politique pour nous, citoyens français, que dans un discours de libération nationale dont le corollaire est une déclaration d'hostilité politique vis-à-vis de notre propre gouvernement - ce à quoi symétriquement ce gouvernement cherche à échapper en réactivant par la guerre des mécaniques binaires qui obligent la population à faire bloc autour de lui.

La barbarie est l'enfance du discours, la morale sa sénilité et la bombe nucléaire son aboutissement logique en tant qu'il achève de faire advenir la pureté en ce monde. Tel est précisément ce "désir de bombe" dont l’Alzheimer messianique de l'Occident néo-conservateur constitue la promesse dangereusement auto-réalisatrice. C'est en faisant la guerre contre ceux qui prétendent nous imposer leur fausse morale, qui est la superstructure de notre aliénation, que nous nous réinstituons performativement en tant que sujets politiques autonomes et que nous préservons les conditions de notre propre survie.

lundi 21 mars 2022

L’AVANT-DERNIER JOUR DE L'APOCALYPSE

Notre-Dame-de-Lorette, Journal, le 13 mars 2022



Non loin d’Arras, au sommet d’une colline, s’élève la nécropole Notre-Dame-de-Lorette. Là, pendant des mois, un Empire et une République ont échangé la vie de dizaines de milliers d’hommes contre quelques centimètres de terrain gagnés et reperdus. Quarante-cinq mille croix, dont la forêt blanche parsème à perte de vue cet Himalaya de souffrances, signalent que chaque motte de terre, foulée nonchalamment par les curieux, est un agglomérat de sang et d’effroi. Au point culminant, pataude et lourde, une basilique de style néo-byzantin semble un bunker édifié à la hâte pour se protéger des radiations du souvenir.

À la sortie du cimetière, où d’anciens combattants montent la garde sous un crachin glacial, le visiteur est invité à poursuivre son parcours dans un « musée vivant ». Des automates à l’œil vitreux, agités de mouvements saccadés, y sont censés reproduire la « vie quotidienne dans les tranchées ». Un amoncellement de reliques tombent en poussière dans des vitrines qui sentent la cire et l’eau de javel. Au travers d'oculaires alignés en rang d’oignon, vous pouvez, contre une pièce de monnaie, observer « en relief » des photographies de l’époque. Des soldats se sont figés, le temps de quelques secondes, dans une pose réjouie qui contraste avec la tonalité nécrologique des commentaires. Au-dessus de l’entrée, un Christ en lambeaux, souvenir de la chapelle qui s’élevait sur la colline jusqu’à ce que la bataille ne la pulvérise, semble avoir retrouvé la solitude de son Golgotha dans ce théâtre où nos oublis se prennent pour une Mémoire.

À l’extérieur, une portion du champ de bataille a été reconstituée. Des enfants gambadent au-dessus des tranchées, se chamaillent au milieu des barbelés. De vieilles tôles figées dans la rouille paraissent se dissoudre dans la boue pour l’éternité. A quelques pas, sous l’effigie sépia d’un poilu souriant, un estaminet sert à boire et à manger dans un décor patriotique agrémenté de vaisselles surannées. Tout se mêle dans cette conspiration contre la vie et contre la mort. C’est un suintement d’indifférence qui vous colle à la semelle.

En bas s’étend cette plaine immense qui s’élargit de l’Artois aux confins de la Russie et où, depuis la nuit des temps, n’ont cessé de manœuvrer toutes les armées du monde. Çà et là dans la brume, on distingue les vieux terrils abandonnés, ces monuments involontaires de la souffrance ouvrière dont on fait aujourd’hui des pistes de ski ; tout autour, les enserrant de ses tentacules cancéreuses, la périurbanisation galopante : concentrations pavillonnaires à perte de vue qui mangent peu à peu les usines désaffectées ; centres commerciaux, plus grands que des cathédrales, où s’égaie la misère et se négocie le néant.

Non loin de là, au cœur d’un petit village de briques rouges, se découpe la silhouette de l’église Notre-Dame-de-Toute-Joie. C’est un cube en béton des années cinquante dont le flanc sud offre son immense verrière au soleil du Pas-de-Calais. Lui tenant lieu de clocher, telle une antenne qui chercherait à capter un message depuis les profondeurs du ciel, une immense et fine poutrelle s’élance fièrement dans les nuages. L’effet de dépouillement, voulu comme une protestation contre les exubérances d’une religiosité trop populaire, s’est effacé sous les couleurs criardes par lesquelles on a cru pouvoir dissimuler le vieillissement trop rapide qui affecte ce genre d’architecture. De la moderne rebelle, à l’image de ceux qu’elle abrite, il ne reste plus qu’une vieille femme maquillée qui s’agrippe au seuil de la tombe.

Ce dimanche, un missionnaire vénézuélien, entouré de sa communauté, célébrait l’office. Ce mélange entre des autochtones qu’on prétend évangéliser comme des Africains du XIXème siècle alors qu’ils se prennent encore pour l’avant-garde, et ce « sang neuf » qui prie en espagnol mais travaille en anglais dans les buildings en verre de la métropole voisine, produit un magma où ne se laisse pas bien distinguer ce qui renvoie au passé et ce qui annonce le futur. Il y avait de l’électricité dans l’air.

C’est dans cette apesanteur historico-géographique que j’ai liturgiquement vécu la vigile de mon « retour à la normale ». Demain, il nous serait permis de retirer le masque, ce symbole de ce que nous venions de vivre depuis deux ans et de ce à quoi nous avions consenti depuis bien plus longtemps encore. Toute l’absurdité de nos vies aliénées était contenue dans cet instant apocalyptique. Ce fétiche de notre obéissance allait devenir d’une seconde à l’autre, par la magie d’un alinéa dans un texte de loi, inutile. Quel instant de vérité que cette brutale percussion du récit sur le réel ! Le voilà qui déroulait son fil à toute vitesse. Ceux qui avaient adhéré avec plus ou moins d’enthousiasme aux slogans du pouvoir décelaient derrière le masque de leur voisin cette nudité provocante dont il faudrait bientôt se préserver sans le concours de la loi. Pour l’instant, à grands renforts de regards inquisiteurs, ils consacraient à l’application du règlement la même énergie désespérée que le dernier carré des soldats Allemands enfermés dans Stalingrad. Quant à la minorité des opposants, ils s’épiaient, guettant le premier qui aurait le courage de retirer cette marque d’infamie et d’entraîner les autres. Il était moins une à l’horloge de la dissidence. Demain, ce qu’ils s’apprêtaient à vivre comme une « libération » ne ferait que manifester la somme de leurs obéissances. Ils seraient ceux au détriment de qui se vérifierait une fois de plus le célèbre adage orwellien : « la liberté c’est l’esclavage ». Pour les obéissants comme pour les désobéissants, le « retour à la normale » se présentait comme un dévoilement du dévoilement.

Cependant, alors que des bruits de botte résonnent de nouveau aux lisières de l’Europe, un lieu commun s’est répandu dans les journaux comme une traînée de poudre : après la « fin de l’histoire », ce serait le « retour du tragique ». Je crains que ce « tragique » ne soit aussi « parodique » que le normal auquel il dispute la vedette. Car le tragique ne réside pas dans « le sang, la sueur et les larmes ». Il n’est pas le visage de la catastrophe qui nous accable un beau matin sans crier gare. Le tragique est cette manière dont nous accueillons le réel et ses contradictions sans vouloir les réduire à nos équations morales ou métaphysiques. Je n’infère pas de là que la morale ou la métaphysique sont dépourvus d’objet. Je me contente de faire remarquer que nous avons tendance à rabattre la morale et la métaphysique sur un plan politique où elles nous servent de bonnes-à-tout-faire pour calmer nos angoisses.

Or le tragique sait que le politique n’est que très secondairement le lieu de la « rationalité » et du « bien commun ». Il sait que la vie ne devient humaine que là où il y a désir et qu’il n’y a désir que là où il y a conflit. Le tragique n’est pas le président de l’Ukraine qui somme Israël de choisir entre Kiev et Moscou au motif qu’« il est possible de se faire médiateur entre deux pays, mais pas entre le bien et le mal ». Le tragique sait que le bien et le mal existent mais il ne les convoque pas pour réduire un dilemme en choix moral. Le tragique accueille la beauté de la vie humaine mais il ne nie pas la laideur du conflit. Le tragique est le conflit d’Antigone et de Créon.

Inversement, ce qu’on nomme « les tragédies du XXème siècle » découle d’un esprit anti-tragique qui situe l’accomplissement du Politique dans l’avènement d’une rationalité parfaite et dans l’éradication de ce qui s’y oppose. Toutes les formes de « solutions finales » procèdent de cette soif éradicatrice de pureté et de cohérence dont la « crise sanitaire » que nous venons de vivre constitue une résurgence. Dans une société parfaitement ordonnancée, où la liberté de chacun est exactement ajustée à son sens des responsabilités, et où chacun obtient, par la grâce du big data, la rémunération mathématique de ses mérites, il ne peut, au sens propre, plus rien se produire. Si un virus circule, si une guerre recommence, c’est l’indice que quelques irresponsables, refusant la rationalité prophylactique et non-violente de l’État mondial en devenir, survivent clandestinement dans les interstices du corps social.

Il ne peut plus rien se produire : tel est l’idéal de l’homme masqué et vacciné pour qui toute rencontre, à l’ère des gestes barrières et de la distanciation sociale, équivaut à une contamination potentielle. Ce processus ne nous retire pas seulement la liberté mais, bien plus radicalement, la puissance de devenir ce que nous sommes. Sous des apparences scientifiquement très rudimentaires, le masque réalise la haine transhumaniste de la vie en tant qu’elle se reçoit biologiquement et affectivement d’une rencontre. Signe des temps, la mandature qui s’achève aura permis aux députés de repousser les limites de l’avortement au plus près du terme de la grossesse et, simultanément, de s’interroger sur la mise en œuvre d’un « arrêt fausse couche » au motif que le « deuil » des femmes doit être « reconnu ». Une vie qui ne résulte pas d’un « projet » ne mérite pas d’être vécue et doit pouvoir être effacée. Réciproquement, un « projet » qui n’aboutit pas, au lieu d’être une souffrance vécue et portée dans l’intimité, est une catastrophe dont l’occultation mérite que soit mise en branle la totalité de l’ingénierie médicale et sociale.

Le tragique se laisse déranger par la souffrance et se rend disponible au réel qui s’exprime à travers elle. À l’inverse, le « retour à la normale » parachève le triomphe de l’absurde et laisse transparaître la vérité du capitalisme comme civilisation : un monde de peurs et de haines anesthésiées dans la sécurité fallacieuse de la plus-value et de son accumulation.

C’est quand cesse le ressentiment qu’apparaît le tragique. Et c’est là où finit l’espoir que surgit l’espérance.

jeudi 10 mars 2022

LETTRE OUVERTE AU MAIRE DE BÉZIERS


 Mon cher Robert,

Depuis deux ans, tu ne cesses de te répandre en protestations frénétiques de tes nouvelles fidélités : à Pfizer, à Macron, à l'OTAN, à la Commission européenne.
 
Et maintenant, comme tu as besoin des réfugiés ukrainiens pour soutenir ton projet de "Neuordnung Europas", tu t'es dit que tes propos sur les Syriens "faisaient tâche".
 
Alors tu as demandé "pardon". A David Pujadas !
 
Quelques uns s'en réjouissent. Ils disent que tu as "changé". Ta "sincérité" les émerveille. D'autres s'en offusquent. Ils se demandent de combien de doublures ta veste est équipée pour pouvoir la retourner aussi vite.
 
Mais non, Robert, c'est beaucoup plus grave que ça. Tu es ce que tu as toujours été depuis "Reporters sans frontière" jusqu'à la droite du FN : le BHL du pauvre. 
 
C'est un drôle de chassé-croisé. Tandis que tu te contentes de réaffirmer tes premières amours néoconservatrices et américanolâtres, ce sont tes nouveaux amis, ceux qui font semblant de croire que tu a changé, qui se chargent de proclamer urbi et orbi ce que tu affectes de regretter maintenant - ce profond mépris pour les réfugiés syriens dont, naguère, ils célébraient l'accueil. Car eux et toi ne savez ni aimer, ni haïr : vous ne savez que mépriser. Vos charités de dame patronnesse ne valent pas mieux que vos répulsions. Elles sont superposables.
 
Au fond, ton rapport à l'extrême-droite est le même que celui de De Gaulle à l'OAS - tu te doutes bien que je ne choisis pas cette comparaison par hasard. Pendant que certains, s'illusionnant sur leurs propres fantasmes, basculaient dans la folie, toi, lui, confondant la France avec l'ordre, ont compris ce qu'il fallait changer pour que rien ne change. Cyniquement. Froidement. Et malheur aux harkis, à ceux d'hier comme à ceux d'aujourd'hui. Peu importe au fond qu'on les déteste ou qu'on s'en serve : ce ne sont pas des "comme nous". Ils n'ont pas les mêmes bagnoles. Ils n'ont pas les mêmes loisirs. Peut-être même qu'ils ne regardent pas Jean-Pierre Pernaut.
 
Tu es l'expression anthropologique achevée du "en même temps macronien", de cet extrême-centre auquel tu as toujours appartenu et qui considère la misère humaine comme une variable d'ajustement de l'ordre social. Ton pathos de sous-préfecture épouse les variations d'humeur de ta clientèle électorale, toujours en quête d'une cause à défendre pour maquiller sa sainte terreur de l'inflation, mais il sert toujours les mêmes maîtres, ceux dont le pouvoir ne repose que sur la division et sur la manipulation.Tu es un petit-bourgeois qui veut continuer de régner sur ses ruines et qui sait très bien de qui il faut continuer à mendier la protection. Tu serais prêt, s'il le fallait, à renier ton père et ta mère.
 
Tu n'as pas changé, Robert. Tu es de plus en plus le même. De plus en plus toi. De pire en pire.
 
C'est pourquoi, contrairement à ce que disent tes amis de Charlie : non, Robert, "tout n'est pas pardonné".

mercredi 9 mars 2022

DE LA DEPOSSESSION EN REGIME CAPITALISTE

Les gens ont été dépossédés d'eux-mêmes au point de ne même plus percevoir les conditions de leur propre survie. 
 
Du marchand de canons qui se sent prêt à déclencher une guerre mondiale au prix d'une conflagration nucléaire au petit propriétaire qui jugera différemment le plan d'urbanisme de son village selon s'il lui permet de construire un immeuble de rapport à 1 km de chez lui ou s'il risque de subir les désagrément d'un nouveau voisin de l'autre côté de sa rue, ce n'est qu'une longue chaîne d'aliénations réciproquement consenties, un cocktail explosif de ressentiments envenimés et de privilèges à défendre. Vient le moment - nous y sommes - où la tension accumulée à l'intérieur du système touche au point de rupture.
 
On me demande souvent, avec la méfiance qu'éveillent à juste titre les concepts trop généraux, ce que c'est que le capitalisme. C'est ça. Non pas un système tombé du ciel sous l'effet d'on ne sait trop quelle rupture historique, mais le degré de sophistication à partir duquel une civilisation commence à se retourner contre elle-même.
 
***
 
Sous certains rapports, la période actuelle se présente à nous comme un laboratoire d'expérimentations psycho-historiques où s'observe in vitro le déroulement d'un phénomène relativement facile à abstraire mais difficile à admettre dans ses enchaînements concrets : le basculement de toute une population dans une boucherie qu'elle n'a jamais vraiment voulue tout en la désirant très fort. Et haro sur qui sonne le tocsin : c'est lui le traître, c'est lui l'assassin.

Tout se passe comme si un agrégat d'individus politiquement inconstitués capitalisait brusquement, dans un consentement collectif à la guerre, les millions de petits ressentiments qu'ils ne sont jamais parvenus à subsumer dans la conscience d'un tout qui les dépasse.
 
Tu hais ton voisin, tu hais tout ce qui n'est pas toi, tu es incapable de projeter ton existence dans le sentiment d'un quelconque bien commun, fût-ce au niveau de ton quartier ou de ton village, sinon sous la forme d'une bien-pensance dégoulinante... et, paf ! Te voilà sur le front, la fleur au fusil.
 
Tu étais idiot, te voilà mort.
 
 

DE LA SOUVERAINETÉ FRANÇAISE ET DE LA GUERRE EN UKRAINE

L'"intangibilité des frontières" et le "droit international" ne sont pas des réalités auto-revêtues d'une force agissante. Ce sont des représentations de soi et des autres en fonction desquelles, selon la position qui est la leur, des collectivités humaines choisissent de se déterminer. L'application de ces concepts est garantie par des puissances qui sont capables de dire où est le droit, privilège en vertu duquel elles ne sont pas elles-mêmes déterminées par le droit sinon au travers d'un récit dont elles sont l'auteur et qu'elles sont capables d'imposer aux autres comme une évidence communément admise (en anglais : "soft power"). (1)
 
On comprend donc pourquoi les notions de "frontières intangibles" (celles de l'Ukraine vis-à-vis de la Russie) ou d'"engagements préalables" (ceux de l'OTAN vis-à-vis de l'ex-URSS à la veille de son implosion) ne nous sont d'aucun secours pour départager les États-Unis et la Russie, pour dire qui est "gentil" ou qui est "méchant", pour déterminer avec certitude qui est "en faute" ou qui est "dans son droit". En effet, ce sont chacune de ces deux puissances, dans l'orbite qui est la leur, qui disent le droit. Et ce sont précisément les limites à l'intérieur desquelles ce droit est dit qui posent problème aujourd'hui.
 
La guerre en Ukraine est l'affrontement de deux logiques impériales sur un terrain où leurs influences respectives se rencontrent. Or, par définition, deux logiques impériales ne s'affrontent pas dans le paradigme d'une souveraineté mutuellement reconnue. Une logique impériale cesse de l'être à partir du moment où elle reconnaît autre chose que la force. Elle s'étend ou bien elle disparaît. Par conséquent, soutenir que la guerre en Ukraine est une agression d'un État souverain contre un autre n'est pas décrire la réalité d'une manière froide et impartiale mais raconter le récit occidental de la réalité. 
 
C'est en cela que la France ne joue pas son rôle de "puissance d'équilibre" : non pas en vertu d'on ne sait trop quelle "mission historique" qui remonterait à Jeanne d'Arc ou à la "gesta Dei per Francos", mais pour des raisons structurelles qui l'ont constituée en puissance moyenne après le désastre napoléonien. Depuis cette époque, la France est devenue suffisamment faible pour être incapable de déborder au-delà de ses frontières - sauf en Afrique, le dernier espace encore disponible à ses fantasmes impériaux. Mais elle est demeurée suffisamment forte pour faire respecter cette mythologie de l'intangibilité auprès des Empires qui se sont substitués à elle, y compris quand d'autres frontières que les siennes sont en jeu. L'arme nucléaire, telle que conçue et voulue par le général De Gaulle, a gravé dans le marbre cette position si particulière qu'occupe la diplomatie française dans les affaires du monde.
 
Voilà pourquoi une France dans l'UE et dans l'OTAN n'est pas la France. Ce n'est pas sous l'effet d'une indécrottable nostalgie mais parce qu'une France dans l'UE et dans l'OTAN a perdu toute crédibilité pour défendre l'intangibilité de quelque frontière que ce soit, y compris quand il s'agit des siennes. Il n'est pas jusqu'à notre dissuasion nucléaire qui ait perdu une large part de sa signification puisque, désormais, à l'initiative des autorités françaises elles-mêmes, la responsabilité de son déclenchement est devenue un sujet de discussion dans tous les cénacles internationaux. Dans ces conditions, la France n'est plus une puissance d'équilibre. On peut même se demander dans quelle mesure elle n'est pas devenue un facteur supplémentaire de désordre.
 
Des Français qui manifestent en agitant des drapeaux ukrainiens, un président de la République qui s'exprime à la télévision avec un drapeau ukrainien en arrière-plan, ces Français-là ne manifestent pas pour la paix : ils expriment une allégeance. Ce faisant, ils racontent au monde qu'ils sont morts et qu'ils s'en réjouissent.
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(1) Pour reprendre un exemple très bien mis en évidence par Vincent Chapin dans une note récente, c'est au titre de ce "droit du droit" que "nous pouvons considérer (...) légitime de démanteler la Yougoslavie, qui réunissait artificiellement plusieurs peuples, plusieurs langues et plusieurs religions, mais pas l’Ukraine, car le grand peuple Ukrainien réunit naturellement plusieurs langues et plusieurs religions."

RENE GIRARD, LA CRECHE ET NOUS

  Contrairement à ce que laissent supposer les formes plus ou moins pathologiques de ses contrefaçons contemporaines, le sacré n'a jamai...