DE LA SOUVERAINETÉ FRANÇAISE ET DE LA GUERRE EN UKRAINE
L'"intangibilité des frontières" et le "droit international" ne sont pas des réalités auto-revêtues d'une force agissante. Ce sont des représentations de soi et des autres en fonction desquelles, selon la position qui est la leur, des collectivités humaines choisissent de se déterminer. L'application de ces concepts est garantie par des puissances qui sont capables de dire où est le droit, privilège en vertu duquel elles ne sont pas elles-mêmes déterminées par le droit sinon au travers d'un récit dont elles sont l'auteur et qu'elles sont capables d'imposer aux autres comme une évidence communément admise (en anglais : "soft power"). (1)
On comprend donc pourquoi les notions de "frontières intangibles" (celles de l'Ukraine vis-à-vis de la Russie) ou d'"engagements préalables" (ceux de l'OTAN vis-à-vis de l'ex-URSS à la veille de son implosion) ne nous sont d'aucun secours pour départager les États-Unis et la Russie, pour dire qui est "gentil" ou qui est "méchant", pour déterminer avec certitude qui est "en faute" ou qui est "dans son droit". En effet, ce sont chacune de ces deux puissances, dans l'orbite qui est la leur, qui disent le droit. Et ce sont précisément les limites à l'intérieur desquelles ce droit est dit qui posent problème aujourd'hui.
La guerre en Ukraine est l'affrontement de deux logiques impériales sur un terrain où leurs influences respectives se rencontrent. Or, par définition, deux logiques impériales ne s'affrontent pas dans le paradigme d'une souveraineté mutuellement reconnue. Une logique impériale cesse de l'être à partir du moment où elle reconnaît autre chose que la force. Elle s'étend ou bien elle disparaît. Par conséquent, soutenir que la guerre en Ukraine est une agression d'un État souverain contre un autre n'est pas décrire la réalité d'une manière froide et impartiale mais raconter le récit occidental de la réalité.
C'est en cela que la France ne joue pas son rôle de "puissance d'équilibre" : non pas en vertu d'on ne sait trop quelle "mission historique" qui remonterait à Jeanne d'Arc ou à la "gesta Dei per Francos", mais pour des raisons structurelles qui l'ont constituée en puissance moyenne après le désastre napoléonien. Depuis cette époque, la France est devenue suffisamment faible pour être incapable de déborder au-delà de ses frontières - sauf en Afrique, le dernier espace encore disponible à ses fantasmes impériaux. Mais elle est demeurée suffisamment forte pour faire respecter cette mythologie de l'intangibilité auprès des Empires qui se sont substitués à elle, y compris quand d'autres frontières que les siennes sont en jeu. L'arme nucléaire, telle que conçue et voulue par le général De Gaulle, a gravé dans le marbre cette position si particulière qu'occupe la diplomatie française dans les affaires du monde.
Voilà pourquoi une France dans l'UE et dans l'OTAN n'est pas la France. Ce n'est pas sous l'effet d'une indécrottable nostalgie mais parce qu'une France dans l'UE et dans l'OTAN a perdu toute crédibilité pour défendre l'intangibilité de quelque frontière que ce soit, y compris quand il s'agit des siennes. Il n'est pas jusqu'à notre dissuasion nucléaire qui ait perdu une large part de sa signification puisque, désormais, à l'initiative des autorités françaises elles-mêmes, la responsabilité de son déclenchement est devenue un sujet de discussion dans tous les cénacles internationaux. Dans ces conditions, la France n'est plus une puissance d'équilibre. On peut même se demander dans quelle mesure elle n'est pas devenue un facteur supplémentaire de désordre.
Des Français qui manifestent en agitant des drapeaux ukrainiens, un président de la République qui s'exprime à la télévision avec un drapeau ukrainien en arrière-plan, ces Français-là ne manifestent pas pour la paix : ils expriment une allégeance. Ce faisant, ils racontent au monde qu'ils sont morts et qu'ils s'en réjouissent.
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(1) Pour reprendre un exemple très bien mis en évidence par Vincent Chapin dans une note récente, c'est au titre de ce "droit du droit" que "nous pouvons considérer (...) légitime de démanteler la Yougoslavie, qui réunissait artificiellement plusieurs peuples, plusieurs langues et plusieurs religions, mais pas l’Ukraine, car le grand peuple Ukrainien réunit naturellement plusieurs langues et plusieurs religions."
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