samedi 22 avril 2023

Au professeur inconnu du TGV 6103

Peut être une image de 3 personnes et train 

Dans le TGV, à deux rangées de la mienne, un professeur corrige ses copies.
Éternue.
Sa voisine, la soixantaine décontractée, la dévisage d'un air subitement courroucé : "Est-ce que vous vous rendez compte ? Vous contaminez tout le wagon et vous ne portez pas de masque ! C'est donc à moi de me protéger de vous !"
Le professeur, interloqué : "Mais Madame, c'est une allergie..."
La covidiste : "Comment puis-je en être certaine ?"
Le professeur : "Si vous êtes stressée à ce point, peut-être pourriez-vous rester à la maison ?"
La covidiste : "Vous savez très bien que je suis dans mon DROIT."
Puis se met à bouder, le masque jusqu'en haut du nez, et ne quitte plus des yeux l'écran de son téléphone portable.
Parler du covidisme à froid, le décrypter comme langage, est une chose.
Rencontrer le covidisme incarné en est une autre.
Il ne faudrait pas que les joies de l'activité intellectuelle, le plaisir esthétique qui consiste à restituer le réel avec des mots, ne fasse, à son tour, écran avec le réel.
Je pourrais dire que la situation est tragique. Mais la médiation du langage et de l'écriture sont nécessaires pour accéder à la sublimation tragique - ou comique. Or c'est précisément la perte du rapport articulé au sens et à l'altérité que raconte cette anecdote ferroviaire. Nous sommes condamnés à utiliser le langage pour raconter quelque chose qui est antérieur à lui. Nous rembobinons dans l'autre sens la pelote déroulée par René Girard.
Ce matin, dans le TGV 6103 en direction de Marseille Saint-Charles, je n'ai pas vu l'esprit du monde passer à cheval sous ma fenêtre. J'ai vu le néant se mettre en boule sur un fauteuil de seconde classe.
Demeurer un homme est un miracle de chaque jour.

jeudi 20 avril 2023

FEU VERT POUR L'APOCALYPSE

Peut être une image de texte qui dit ’Fumay: des feux à récompense implantés rue Victor-Hugo Sur la longiligne rue Victor-Hugo, Victor- deux feux à récompense, afin de respecter la vitesse de 50 km/h, viennent d'être installés. A VITESSE RESPECTEE VERT Deux feux à récompense viennent d'être mis dans les deux sens de circulation, rue Victor-Hugo.- N.P. L'Ardennais Par Nicolas Perrin Publié: 19 avril 2023 17h52 1 min’ 
 
"Sur la longiligne rue Victor-Hugo, deux feux à récompense, afin de respecter la vitesse de 50 km/h, viennent d’être installés."
 
La chose n'est pas nouvelle, mais la façon dont elle est représentée comme s'il s'agissait d'une évidence témoigne d'un basculement anthropologique d'une portée étymologiquement apocalyptique. Le signe ne se conçoit plus comme un chemin vers le sens, il vaut en lui-même comme "punition" ou comme "récompense". Je ne suis plus censé m'arrêter au rouge parce que cet automatisme facilite le passage de quelqu'un d'autre. Désormais, le feu rouge est pourvu d'une signification analogue au "couché !" que l'on interjette à un animal turbulent.
 
Si l'intelligence artificielle donne l'impression de si bien fonctionner, ce n'est pas parce qu'elle a atteint le niveau de l'intelligence humaine, c'est parce que l'intelligence humaine s'est dégradée elle-même au rang d'algorithme. La Qrcodisation du monde n'est pas seulement un instrument d'oppression entre les mains d'un État malfaisant. Elle exprime l'état réel de notre civilisation.
 
Comment prétendre renverser un pouvoir quand il est acquis pour tout le monde que nous n'avons plus accès au langage ?

mardi 11 avril 2023

Retour de Corse, Pâques 2023


C'est à Sartène, une nuit de vendredi saint. La petite cité à flanc de montagne est illuminée comme un marché de Noël.

Les pieds entravés, entièrement drapé de la tête au pied, le pénitent rouge traîne sa croix dans un sinistre crissement de chaînes. Toute la Corse s'est donné rendez-vous dans les ruelles qui rayonnent autour de Santa Maria Assunta. Agglutinée aux terrasses bondées des cafés et des restaurants, elle guette l'apparition de la silhouette sans visage. Fendue par la procession, la foule ondule dans son sillage, se disloque ici, se recompose un peu plus loin. Dès que les polyphonies lancinantes se rapprochent, chacun se précipite, brandit son téléphone, tente de trouver la meilleure pose pour capter l'instant. Si on pouvait les observer d'en haut, ces flux et reflux de grappes humaines formeraient l'impeccable chorégraphie d'une nuée d'étourneaux. A hauteur de caméra, la cinématographie généralisée de cette foule par elle-même ne représente plus que la mise en abyme de sa propre neutralisation dans la lumière bleutée des écrans. Quand tout n'est plus qu'image, il n'y a plus d'image.

 De cette foule en folie dont les orgies consommatoires et sacrificielles réactualisent la nostalgie du rite défunt, ou de l'assemblée rare et chenue qui, la veille à Cargèse, célébrait le jeudi saint dans une surenchère de vulgarités morbides, on n'aurait su dire laquelle, à son corps défendant, figurait le mieux la Passion du Christ. Dans les deux cas, comme au Mont des Oliviers, Jésus était seul, crucifié de nouveau par les formes de civilisation que sa venue sur la terre avait fait naître.

Partout en Occident se constatent les mêmes apories identitaires de notre impuissance collective. En Corse, où tout se joue dans les bornes étroites d'un dé à coudre, la population est prise en tenaille entre les slogans tristes badigeonnés par les nationalistes sur les murs pastels du vieil Ajaccio – « go home Francia, go home islam » – et les drapeaux bleus aux étoiles d'or dont quelques bureaucrates, avec l'arrogance tranquille de ceux qui se savent détenteurs du vrai pouvoir, se permettent de tapisser les palissades du plus modeste chantier : munificences du nouvel Empire sur le dos d’un État-cadavre dont quelques uns s'acharnent à poursuivre le fantôme.

Chapelles austères, grasses prairies, vertiges d'immensités, épousailles de neiges éternelles et de mers turquoises où s'abîment des abrupts rougeoyants... Être plongé dans le cœur du monde, là où s'enfantent et se croisent toutes les beautés de la terre, et danser tout autour, sans rien voir, tels des paillons aveuglés dans les lumières de la nuit.

« Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. »

Dans la Corse en fleurs, immolé sur l'autel du spectacle, l'infini est ressuscité.

RENE GIRARD, LA CRECHE ET NOUS

  Contrairement à ce que laissent supposer les formes plus ou moins pathologiques de ses contrefaçons contemporaines, le sacré n'a jamai...