Retour de Corse, Pâques 2023
C'est à Sartène, une nuit de vendredi saint. La petite cité à flanc de montagne est illuminée comme un marché de Noël.
Les pieds entravés, entièrement drapé de la tête au pied, le pénitent rouge traîne sa croix dans un sinistre crissement de chaînes. Toute la Corse s'est donné rendez-vous dans les ruelles qui rayonnent autour de Santa Maria Assunta. Agglutinée aux terrasses bondées des cafés et des restaurants, elle guette l'apparition de la silhouette sans visage. Fendue par la procession, la foule ondule dans son sillage, se disloque ici, se recompose un peu plus loin. Dès que les polyphonies lancinantes se rapprochent, chacun se précipite, brandit son téléphone, tente de trouver la meilleure pose pour capter l'instant. Si on pouvait les observer d'en haut, ces flux et reflux de grappes humaines formeraient l'impeccable chorégraphie d'une nuée d'étourneaux. A hauteur de caméra, la cinématographie généralisée de cette foule par elle-même ne représente plus que la mise en abyme de sa propre neutralisation dans la lumière bleutée des écrans. Quand tout n'est plus qu'image, il n'y a plus d'image.
De cette foule en folie dont les orgies consommatoires et sacrificielles réactualisent la nostalgie du rite défunt, ou de l'assemblée rare et chenue qui, la veille à Cargèse, célébrait le jeudi saint dans une surenchère de vulgarités morbides, on n'aurait su dire laquelle, à son corps défendant, figurait le mieux la Passion du Christ. Dans les deux cas, comme au Mont des Oliviers, Jésus était seul, crucifié de nouveau par les formes de civilisation que sa venue sur la terre avait fait naître.
Partout en Occident se constatent les mêmes apories identitaires de notre impuissance collective. En Corse, où tout se joue dans les bornes étroites d'un dé à coudre, la population est prise en tenaille entre les slogans tristes badigeonnés par les nationalistes sur les murs pastels du vieil Ajaccio – « go home Francia, go home islam » – et les drapeaux bleus aux étoiles d'or dont quelques bureaucrates, avec l'arrogance tranquille de ceux qui se savent détenteurs du vrai pouvoir, se permettent de tapisser les palissades du plus modeste chantier : munificences du nouvel Empire sur le dos d’un État-cadavre dont quelques uns s'acharnent à poursuivre le fantôme.
Chapelles austères, grasses prairies, vertiges d'immensités, épousailles de neiges éternelles et de mers turquoises où s'abîment des abrupts rougeoyants... Être plongé dans le cœur du monde, là où s'enfantent et se croisent toutes les beautés de la terre, et danser tout autour, sans rien voir, tels des paillons aveuglés dans les lumières de la nuit.
« Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. »
Dans la Corse en fleurs, immolé sur l'autel du spectacle, l'infini est ressuscité.
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