Aux enfants de Palestine
[Je reprends ici l'essentiel de ce que j'ai écrit depuis la sortie de "Tragique Espérance". Mes textes de septembre prennent, avec un mois de recul, une portée que je ne pouvais pas soupçonner.]
6 septembre 2023
RENTRÉE SOUS ABAYA
Il en va de la laïcité comme de tous
les mots qu'on a rendus intransitifs pour les vider de leur sens et
les retourner contre eux-mêmes. La laïcité en soi, ça ne veut
rien dire. La laïcité, c'est la laïcité de l'État, donc la
liberté de conscience. Ça n'a rien à voir avec une "identité",
un "mode de vie" ou une "civilisation" qu'il
s'agirait d'imposer autoritairement à tous.
Quand Orwell dit que "la liberté
c'est l'esclavage", il ne dit pas seulement que l'inversion du
sens des mots figure parmi les stratégies les plus originales et les
plus efficaces d'un pouvoir totalitaire. Il décrit aussi comment le
sens d'un mot commence à s'inverser dès qu'on en fait une
abstraction. Une liberté qui ne serait pas puissance d'agir dans le
concret de nos vies est un asservissement à son propre mirage. La
Liberté majuscule qui figure au fronton de nos monuments n'aura
jamais existé autrement que comme divinité suprême au panthéon de
la raison marchande. En ce sens, il faut dire que le totalitarisme
n'est pas un détournement ni une perversion, c'est un aboutissement
et c'est une révélation.
12 septembre
RENTRÉE SOUS ABAYA (SUITE)
« Depuis l’interdiction de
l’abaya, des élèves humiliées et déjà des dérives »
(Médiapart)
Pour avoir fréquenté l'Éducation
nationale pendant quinze ans, je ne suis absolument pas surpris du
type de comportements que la circulaire attalienne va contribuer à
libérer un peu plus. Il y a dans ces milieux petits-bourgeois qui se
croient souvent "de gauche" (même s'ils assument assument
de plus en plus ouvertement leur tropisme néo-conservateur : c'est
ce que j'appelle le charlisme) une gourmandise pour la répression,
une pulsion du contrôle et de la norme que la conviction
d'appartenir à une Église où s'élaborent et se défendent les
"valeurs de la République" permet de décompenser en
violences de plus en plus réelles à mesure que leur prolétarisation
les éloigne du rang social qu'ils croient encore être le leur.
C'est une corporation de mercenaires humiliés que sa faiblesse même
installe à la fine pointe de l'ordre établi. L'expression de
"hussard noir" derrière laquelle certains continuent
d'abriter avec une piété humide leur nostalgie d'un paradis perdu
où les enfants étaient "bien élevés" et la "culture
classique" révérée, va enfin révéler la plénitude de sa
signification.
Accepter de désigner sous le terme de
"laïcité" les chasses aux sorcières auxquelles nous
allons assister de plus en plus régulièrement démontre qu'il n'y a
plus beaucoup de barrières face aux dérives d'un régime que
certains s'imaginent encore critiquer mais dans les tourbillons
duquel ils sont sur le point de se laisser engloutir.
Le fascisme n'est pas un corpus
idéologique figé dont il s'agit de vérifier la correspondance avec
la subjectivité des acteurs politiques. C'est une situation
caractérisée par la cristallisation autoritaire d'un certain nombre
d'impensés dont le potentiel criminogène n'est plus compensé par
aucune immanence sociale. La férule raisonnable et scientifique des
"catholiques zombies" y conduit tout droit. Ce sont des
fanatiques qui ont perdu la foi et qui défendent l'"ordre"
au nom de leurs "valeurs".
Nous approchons l'instant fatidique où
il sera trop tard pour s'en inquiéter.
***
POUR UNE INTERSECTIONNALITÉ DU RÉEL
Nos compatriotes musulmans ne devraient
pas enfermer leurs luttes dans les catégories que l'Occident a forgé
pour eux, d'abord pour les valoriser fictivement comme "victimes"
(au nom de l'antiracisme), ensuite pour les expulser réellement
comme "boucs émissaires" (au nom de la lutte contre le
"terrorisme", le "séparatisme" et autres pestes
qui affecteraient la "concorde nationale").
Un faisceau de circonstances
historiques extrêmement complexes, s'enchevêtrant à l'échelle des
siècles et des continents au point de devenir indémêlables, a mis
les musulmans d'aujourd'hui dans la position difficile d'exercer une
responsabilité historique : celle d'incarner (avec d'autres, mais
d'une manière plus spécialement visible) le principe de
contradiction dans une société qui se crispe au seuil de l'abîme.
Même si cela exige les vertus les plus
héroïques et expose aux déceptions les plus cruelles, les
musulmans devraient donc avoir l'intelligence et le courage de ne pas
organiser la résistance au nom de leur communauté mais au nom du
commun, ce qui suppose que leurs luttes se fassent accueillantes (et
réciproquement) à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre,
souhaitent rester des humains et conserver l'usage d'un langage
articulé. Ce dispositif pourrait se définir comme une
"intersectionnalité du réel".
Une telle démarche ne relèverait pas
d'un "front de la foi" qui aurait pour but ou pour effet
d'unir les croyants contre d'autres catégories de Français. Elle
exprime le désir d'une "Res publica" qui, loin de se
comparer à la bouillie visqueuse qu'en a fait le charlisme dans le
but de soumettre des individus haineux et déracinés à des récits
que d'autres ont concoctés pour eux, institue politiquement la
conscience et l'autonomie de citoyens responsables.
Pour une semblable raison, et par effet
de symétrie, ceux de nos concitoyens qui ont le patriotisme chevillé
au corps devraient trouver louche que les mêmes "leaders
d'opinion" qui les ont traînés dans la boue pendant des
décennies au nom du "retour de la bête immonde", les
envoient aujourd'hui au casse-pipe avec des slogans qui auraient été
passibles de la dix-septième chambre il y a moins de dix ans. Ce
patriotisme sous caution oligarchique est un larbinat de la pensée,
un piège en carton-pâte, un tremplin offert aux aventures les plus
douteuses et les plus catastrophiques.
Pour que vive la France quand même,
nous devons absolument refuser de la vivre comme une fin justifiant
tous les moyens, comme un alibi justificatif à toutes les
oppressions et à tous les massacres, mais comme le cadre narratif
que nous avons reçu ensemble de l'Histoire sans l'avoir choisi et à
l'intérieur duquel nous pouvons reconstruire les leviers d'un avenir
commun.
C'est afin de servir la cause civique
de ce désenclavement et de cette articulation bien comprise de la
pluralité et des principes que la revue Antigone a choisi de donner
la parole à Tareq Oubrou, recteur de la Grande Mosquée de Bordeaux,
pour traiter de la question du sacrifice à l'occasion du centenaire
de la naissance de René Girard.
Dans le domaine spécifiquement humain
du vouloir et de l'amour, la parole est performative : elle rend
effectif ce qu'elle énonce. Nous n'avons donc pas à nous lancer
dans d'abstraites proclamations ni d'illusoires croisades. Qu'il nous
suffise d'être au clair avec ce que nous désirons.
16 septembre 2023
LAMPEDUSA, LA NUIT DE L'OCCIDENT
Des masses hagardes, arrachées à
leurs terres par notre cupidité et ne rêvant que de nous
ressembler, s'immiscent dans les écrans de notre réalité virtuelle
comme la figure de l'altérité absolue.
A travers les images qui nous arrivent
de Lampedusa, nous avons l'opportunité de comprendre ce qu'on a
régulièrement appelé des "invasions" tout au long de
l'Histoire et qui ne sont rien d'autre que le récit mythologique
sécrété par un système social au moment où il s'effondre sous le
poids de ses propres contradictions.
Le chemin de croix de Meloni, la
"post-fasciste" moquée par l'"extrême-gauche"
parce qu'elle a "échoué", tancée par les
"socio-démocrates" allemands parce qu'elle n'en fait pas
assez contre les réfugiés, soutenue par l'"extrême-droite
française" au nom de la "solidarité européenne",
devrait pouvoir être raconté dans les théâtres de la cité future
comme ce moment où tout a été révélé.
Le "retour du tragique", ce
ne sont pas sept-mille personnes en perdition sur une petite île en
Méditerranée et dont un mot, un seul, serait capable de résoudre
la situation. Le retour du tragique, ce sont les récits que nous
nous inventons pour nous dispenser de vouloir regarder la réalité
en face. Que nous nous choisissions comme ennemi "l'extrême-droite"
ou les "hordes de migrants", nous aspirons collectivement à
extérioriser, sous une forme réifiée, la violence du capitalisme
que nous ne savons plus contenir dans les institutions qui étaient
prévues à cet effet. La montée aux extrêmes que provoque
l'échange de ces accusations symétriques est un piège qui se
referme sur nous car elle produit les réalités dont chacun peut
ensuite brandir la menace pour s'exonérer de ses propres
responsabilités.
Voilà exprimé une fois de plus ce
"mauvais rêve de la société moderne enchaînée" dont le
Spectacle a pour fonction de "garder le sommeil".
17 septembre 2023
Chacun n'existe plus que dans les
blessures d'autrui, où il croit vérifier son innocence : on me hait
donc je suis. Il s'agit d'un christianisme inversé dont le "souci
des victimes" devient l'alibi à l'élimination du pardon. Le
néoconservatisme (dont j'ai désigné la déclinaison française
sous le nom de "charlisme"), c'est ce moment sacrificiel où
toutes les victimisations cherchent à se réconcilier contre la
Croix, qu'elles ne vivent plus comme un obstacle à leur violence
mais comme une rivale dans le processus de son dévoilement. La somme
de toutes nos haines voudrait se poser comme la Paix ultime par où
se réalise la Fin de l'Histoire et s'accomplit la Mort de Dieu.
Face à ces images - une oscillation
des différences d'où surgit le monstre - on prend conscience que la
notion debordienne de Spectacle s'accorde parfaitement bien à la
lecture girardienne du tragique.
19 septembre 2023
Le véritable danger qui nous menace :
sous couvert de "liberté d'expression" et d'"antiwokisme",
l'unification de toutes les chapelles de l'extrême-droite autour
d'une offensive néoconservatrice de plus en plus décomplexée. Qui
prendra le contrôle de ce conglomérat (qui va grosso modo de Franc
Tireur à Rivarol et de Caroline Fourest à Mari(o)n(e) Le Pen en
passant par Hervé Morin (!) et François-Xavier Bellamy) maîtrisera
la configuration de l'"arc républicain" en 2022. Concours
d'idiotie utile en perspective (par exemple une "extrême
gauche" qui va continuer à mendier des strapontins en échange
d'un "barrage contre le fascisme" dont elle sera la
prochaine à faire les frais).
20 septembre 2023
Pour l'instant, on sent que la société
française n'a pas trouvé son point d'équilibre sur le nuancier du
pire, qu'elle se demande encore à quelle nostalgie bottée elle
pourrait bien vouer sa rage de perpétuer l'existant. À ce stade, le
"Travail, Famille, Patrie" de la "Start-up Nation"
pourrait endosser indifféremment les oripeaux de Manuel Valls ou de
Marion Maréchal.
La prochaine séquence électorale sera
le loft où tenteront de se départager les candidats de cette
nouvelle télé-réalité.
Il y a urgence à nous en soustraire et
à désirer autre chose.
28 septembre 2023
"Harcèlera bien qui harcèlera le
dernier" : tel est l'adage qui me paraît le mieux résumer la
logique néo-libérale à l’œuvre dans nos sociétés. Au temps où
les services d'urgences ferment à tour de bras et où le RSA ne sera
plus versé qu'en échange de séances de rééducation, les "cours
d'empathie" que Gabrial Attal veut faire donner à l'école en
constituent la dernière et la plus spectaculaire des manifestations.
Or, il n'est pas difficile de deviner
que le dernier des harceleurs sera le plus pervers de tous, celui
qu'il sera interdit d'identifier comme tel parce qu'il aura su se
faire passer pour le défenseur des harcelés ("me too") et
qu'à ce titre il sera parvenu à mettre l'appareil d’État,
préalablement dépouillé de toutes ses fonctions collectives et
redistributrices, au service d'une torture généralisée des corps
et des âmes. Nous voici rendus à un stade d'humiliation qui n'a
peut-être pas de précédent historique. C'est comme si Pilate avait
fait inscrire au sommet de la Croix : "Il n'est pas obligatoire
d'être malheureux".
Avec le gouvernement actuel, cette
logique d'inversion est poussée jusqu'au point de ridicule où elle
devrait s'invalider elle-même. Malheureusement, tout se passe comme
si nous étions tellement imbibés du vocabulaire de notre propre
oppression que les manipulations dont nous sommes victimes avaient la
propriété de nous laisser muets, impuissants, voire complices. Pas
d’échappatoire au ressentiment, sinon s'élever dans la hiérarchie
des harceleurs, manipuler plus pour être manipulé moins.
C'est l'illustration parfaite d'un
mécanisme que l'on peut comprendre, à la suite de René Girard,
comme une réactualisation de la notion évangélique de "scandale".
Un tel diagnostic peut paraître
effrayant. Mais la capacité de le formuler renvoie à notre pouvoir
de nous laisser saisir par l'absurde, à quoi il peut être reconnu
que nous sommes toujours en vie.
Plus que jamais, le tragique c'est
l'espérance.
6 octobre 2023
Le saviez-vous ?
Si vous critiquez la "Némésis
médicale", c'est que vous avez "peur" de la piqûre.
Si vous avez peur de la piqûre, c'est
que vous avez peur du sang.
Et si vous avez peur du sang, c'est que
vous avez peur des juifs.
C’est ce que vient de déclarer
Guillaume Erner sur France Culture :
« Curieusement, la
résurgence des punaises de lit et le Nobel de médecine qui
récompense le travail pour développer les vaccins à ARN messager
suscitent les mêmes peurs et réactions exagérées : les peurs
liées aux piqûres. Des anxiétés enracinées dans l'humanité.
(…)
Mais
dans les deux cas, à l'origine des surréactions, de la peur
viscérale, celle, vous savez, qui parle au cerveau reptilien, causée
par les punaises de lits et par le vaccin, on trouve un même
ingrédient qui effraie les êtres humains depuis des millénaires :
la piqûre, car la piqûre a à voir avec le sang.
Au
Moyen Âge, il n'y avait pas de pire accusation que ce qu'on appelait
en anglais les Blood Libel Legends — les accusations de crimes
rituels — principalement portées contre les juifs ou d'autres
minorités ; accusations mettant en scène le sang. Et, plus encore,
quelques décennies plus tard, les statuts de limpieza de sangre —
en espagnol, pureté du sang — prônée par l'inquisition, où il
était dit qu'une goutte de sang sarrasin, juif, suffisait à
corrompre tout le sang d'une personne. »
Les mêmes jugeaient "antisémites"
les manifestants qui exhibaient une étoile jaune en juillet 2021.
Mais ce n'est pas tout.
Non seulement vous avez peur des
vaccins donc des piqûres donc du sang donc des juifs, mais en outre
vous avez peur des punaises de lit - ces fameux insectes aux pattes
crochues dont les images brunâtres et macroscopiques, projetées en
boucle sur les écrans de l'information en continu, se sont
brusquement substituées aux tonalités cramoisies de nos météos
estivales. Voilà mis à jour, par de pénétrantes corrélations, le
réflexe ancestral où s'originent vos peurs "reptiliennes"
de la piqûre, du sang, du vaccin et des juifs. Vous les ploucs, vous
les fumeurs de clope qui n'écoutez pas France Culture, vous êtes
les poux disgracieux dont le grouillement détonne sur les horizons
radieux de régénération transhumaniste.
À cette articulation intellectuelle
désastreuse, répond en miroir sa symétrie tragique : c'est Pascal
Praud assimilant les punaises de lit aux immigrés. Aussitôt, la
montée aux extrêmes est enclenchée. Le ban et l'arrière-ban de
l'intelligentsia s'en vont prendre le maquis au Café de Flore avec
les airs courroucés que requiert un tel retour aux heures les plus
sombres.
Il y a bien une "vérité
interdite" qui plane au-dessus de cette foire d'empoigne. Mais
ce n'est pas la "vérité interdite" invoquée par ceux qui
hurlent aux persécutions du "politiquement correct". Ce
n'est ni la vérité des punaises de lit, ni celle des migrants, ni
celle de leur supposée symbiose. C'est la vérité sacrée d'un
mythe fondateur sur lequel repose la totalité du «progrès»
occidental : l'hygiénisme, la rationalité médicale, la terreur des
contaminations et l'hystérie prophylactique substituées à la
compréhension de la vie humaine comme totalité et comme équilibre.
On ne saurait regarder en face cette vérité du mythe sans le rendre
du même coup inopérant. Nos affrontements sont une danse au-dessus
de ce volcan. Il ne nous reste plus que l'illusion de nos désaccords
pour faire survivre le pacte originel de notre "vivre ensemble".
C'est pourquoi, dans un climat où la
fabrication des monstres tourne à plein régime, où chacun donne
consistance à ses propres fantasmes dans le regard de l'autre et où
nous sommes tous devenus la punaise de quelqu'un, les modalités
actuelles de la "lutte contre l'antisémitisme" ne
ressemblent à rien d'autre qu'à une tentative désespérée de
sauver le paradigme au sein duquel l'antisémitisme a pu déployer le
maximum de sa puissance criminelle. Rappelons qu'Auschwitz n'a pas eu
lieu au XVème siècle dans l'atmosphère apocalyptique de la peste
noire mais au XXème dans la société de Pasteur et de Darwin.
Plus que jamais, tandis qu'il s'agit de
renvoyer à l'archaïsme ceux qui identifient son retour sous les
oripeaux d'une certaine modernité, le champ est libre pour que "ça"
recommence.
8 octobre 2023
LA FIN DE LA GUERRE
Guerre impossible, guerre totale
Devant les images d’apocalypse qui
nous arrivent du Moyen Orient, on prend conscience que la stratégie
n'est pas d'abord une technique mais un récit, un langage commun. La
stratégie est ce qui rend la guerre possible parce qu'on en partage
le terrain de jeu. Au moment de remettre au militaire l'issue de leur
querelle, les adversaires ne partagent plus rien sinon la
représentation du militaire comme issue. Et c'est considérable
puisque la possibilité d'une issue est précisément contenue dans
le partage de cette représentation.
Quand il n'y a plus d'issue militaire
avec ses codes et ses rites, quand la montée aux extrêmes paraît
ne plus avoir d'issue que dans l'anéantissement réciproque, il ne
reste que des "défenseurs", des victimes au nom desquelles
tout est permis puisqu'il ne subsiste plus que des innocents
persécutés par des coupables.
C'est en ceci que le conflit
israélo-palestinien nous plonge au cœur de l'anthropologie
contemporaine. Ce conflit "exemplarise" la perte de la
guerre comme institution. Il nous renvoie l'image de ce que nous
sommes et le renvoi de cet image nous force à être toujours plus ce
que nous sommes devenus : des barbares aux mains propres, excipant de
solidarités parodiques pour donner libre cours à leurs pulsions
meurtrières.
Cette nouvelle situation s'entretient
d'elle-même sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir des
agents extérieurs. Si l'armée israélienne a été dépassée, ce
n'est parce qu'elle a défailli techniquement ou, comme certains le
proclament imprudemment, parce qu'elle a été victime d'un "onze
septembre" . C'est parce que, dans l’État moderne dont nous
voyons se conclure sous nos yeux le parcours historique, le soldat
n'a pas davantage sa place que le prêtre ni le paysan.
Nous sommes redevenus des tribus de
chasseurs-cueilleurs, menacées en permanence par leur
auto-annihilation parce qu'elles n'avaient pas encore découvert le
tabou de l'inceste.
Dans ce monde ou plus rien ne saurait
"être vécu directement", "Tik Tok" demeurera le
Lascaux de notre sénilité collective. A l'instant où la guerre a
disparu, "tout est permis mais plus rien n'est possible".
9 octobre 2023
"Quand au sentiment du malheur se joint l’absence d’espérance, et c’est le cas à présent, les hommes obéissent toujours, jusqu’à ce que l’espérance leur soit rendue par quelque choc extérieur. (...) La France est, et pour longtemps (même au cas où il y aurait des convulsions sociales, car elles ne changeraient rien qu’en apparence) dans cet état de torpeur et de résignation." (Simone Weil à son frère, février 1940)
L'air de rien, sans que personne ne s'en offusque, le suprémacisme blanc est devenu le pivot des "valeurs de la République".
Ou plutôt : s'assume comme tel après avoir été brièvement et superficiellement refoulé.
L'"universalisme" des uns, le "patriotisme" des autres, convergent dans la même passion de l'ordre, dans la même abdication de toute dignité.
Jamais l'extrême-droite, contre-laquelle le consensus social se croit en guerre depuis cinquante ans, n'aura jamais mieux mérité son nom qu'au moment où ce même consensus s'abandonne à ses griffes.
Sans crier gare, un cauchemar du passé s'est mué en rêve d'avenir.
Il n'y aura plus que la tragédie, désormais, pour nous rendre l'accès à la parole.
Rendez-vous à la Libération.
10 octobre 2023
Le FN n'était pas diabolisé parce
qu'il était raciste. Le FN était diabolisé parce que la trahison
mitterrandienne de 1983 en avait fait, à son corps défendant, le
dépositaire d'une sociologie potentiellement révolutionnaire, une
voie de garage électorale pour ces "classes dangereuses"
dont les élites bourgeoises se transmettent la terreur depuis
qu'elles ont dû se terrer à Versailles sous protection prussienne.
La "dédiabolisation" a
consisté à éradiquer ce potentiel, à renoncer de manière
explicite et ostensible au récit démocratique dont cette sociologie
pouvait laisser craindre la cristallisation. C'est ainsi qu'il faut
comprendre l'abandon de toute velléité, même symbolique, sur l'UE,
l'euro et l'OTAN.
Mais il n'y avait pas grand chose à
craindre, en vérité. Dès le départ, le système "représentatif"
avait joué son rôle en faisant de cette sociologie la rente
personnelle des châtelains de Montretout, bourgeois de centre-droit
qui auront perpétué toute leur vie la nostalgie d'Antoine Pinay et
de Pierre Poujade. C'était un combat perdu d'avance que de vouloir
faire de ce parti l'expression politique de sa sociologie.
Et maintenant ?
Au terme de cette histoire, le FN
"dédiabolisé" n'est pas un FN qui aurait renoncé à son
racisme. C'est un FN qui a renoncé à tout sauf au racisme et qui,
pour cette raison, comme en 1938, va pouvoir se loger au centre de
gravité de l'"arc républicain".
Le pétainisme n'est pas un accident.
Il est la colonne vertébrale de la
République depuis 1871, l'atout maître face à tous les Fronts
populaires.
***
LA FIN DE LA GUERRE (SUITE)
« Terroriste ! »,
ou la négation d’autrui
Nous n'avons plus affaire à des
soldats qui se reconnaissent mutuellement comme tels sur le théâtre
plus ou moins ritualisé sur leurs affrontements, mais à des
bourreaux qui se présentent comme des victimes et à des victimes
qui se comportent comme des bourreaux.
A-t-on mesuré ce que signifiait
l'organisation d'un "festival de la Paix" aux frontières
de Gaza ? Quand le soleil se couche sur l'Occident et qu'il devient
"monstrueux de vouloir expliquer la barbarie" (Raphaël
Enthoven), il n'y a plus de guerriers. Il n'y a plus qu'un face à
face entre des "ennemis de la paix" et des victimes
innocentes.
Dans un contexte où la guerre n'est plus possible en tant qu'institution et où il n'y a plus d'autre posture possible que la défense, le mot "terroriste" ne désigne pas l'auteur mais le sujet de la terreur. Employer le mot "terroriste", c'est attribuer le statut de victime au terrorisé et lui donner la capacité de réduire son adversaire au statut de vacuité qu'il occupait déjà dans le champ du langage. À l’inverse, conclut Enthoven dans l’une de ces bourdes dont il est coutumier et qui prend ici la forme d’un aveu : "expliquer la barbarie, c’est la perdre" (Cf. l’interprétation
très personnelle que Raphaël Enthoven, en pleine crise sanitaire, avait donnée de la théorie
girardienne du bouc-émissaire : Tragique espérance,
pages 186-187).
Une guerre moderne ne produit plus que
des terroristes qui s'accomplissent dans l'obligation réciproque de
se disculper. Tel n'est pas terroriste qui s'est contenté de
répondre, en l'éradiquant, à celui qui le niait comme victime.
Ces phénomènes de négations croisées
alimentent la surenchère mimétique de l'indifférenciation
identitaire, où se reconnaît l'impuissance du Politique à œuvrer
dans le champ qui est le sien.
Le mot "terrorisme" ne désigne aucune autre réalité que les représentations de celui qui l'emploi. En cela, il offre un exemple chimiquement pur à la performativité du langage. Sous les dehors bonasses de l’objectivité morale, il contient la montée aux extrêmes dont découlent les images qu'il s'autorise à décrire.
Se donner le droit d’employer le mot de « terroriste », pire, se sentir autorisé à en faire l’objet d’une injonction : ces postures rhétoriques sont le nouveau déguisement sous lequel se dissimulent le retour du talion, le pouvoir archaïque de vie et de mort.
11 octobre 2023
LA FIN DE LA GUERRE (SUITE ET...)
ou la morale comme monstruosité
Il ne s'agit pas de nier la nature
criminelle d'un acte qui consiste à assassiner des fêtards de sang
froid au milieu d'un désert. Il ne s'agit pas de renverser les
responsabilités, de distribuer différemment l'innocence et la
culpabilité sur les plateaux de la balance. Il s'agit de se laisser
interroger par une situation dans laquelle des actes aussi insensés
que l'animalisation et les massacres de civils, les prises d'otage,
les bombardements aveugles, toutes ces représailles infinies d'une
querelle que personne n'a jamais commencée, tendent à devenir le
fin mot du politique sous l'effet de leurs représentations
réciproques et de la montée aux extrêmes qu'elles génèrent.
J'essaie de faire surgir comme problème
le processus au terme duquel l'humanité s'est habituée à vivre
sans cesse au bord de l'abîme parce qu'elle multiplie des conflits
dont il est posé a priori qu'ils sont sans solution puisqu'ils sont
formulés en termes moraux et qu'ils n'ont pas d'autre issue qu'une
vengeance de type judiciaire. Or cette vengeance est sans fin
puisque, par construction, il n'y a pas d’État unique, reconnu par
tous, pour en faire porter le coup d'une manière définitive et sans
réplique. L'issue par la parole est également fermée puisqu'il
s'agit d'une guerre entre l'innocence et la barbarie et que, dans ce
paradigme, le simple fait de nommer l'adversaire revient à
l'accueillir comme une altérité possible, donc à s'instituer
soi-même comme une "cinquième colonne".
Tout se passe comme si la morale, dont
on peut se féliciter qu'elle gouverne nos relations
inter-individuelles, s'était progressivement retournée contre les
mécanismes anthropologiques de gestion de notre violence collective.
Ce qui est arrivé au terme du processus de construction (le
caractère sacré de la personne, la valeur infinie et irremplaçable
de chaque vie humaine) est en train de se retourner contre ce qui en
est l'origine. Hyper-modernes, sur-civilisés, nous voici renvoyés
au seuil du tribalisme - un tribalisme nucléarisé qui efface le
"brouillard de la guerre" (Clausewitz) et qui fait de notre
survie collective une question ouverte.
***
Journaliste : "La France insoumise
est antisémite ?"
Darmanin (ministre de l'Intérieur !) :
"En tous cas elle n'a pas démontré l'inverse."
Tout y est, tous les massacres futurs
se logent dans cette formule imbécile qui ne provoque, comme des
milliers d'autres, que les hochements approbateurs du bourgeois
soucieux.
Règne du soupçon. Prurit
d'interdictions. Chasse à la cinquième colonne. Procès en
indignité nationale. Appels à la guerre rhabillés en union sacrée.
Obligation de démontrer, d'applaudir, de se disculper. Toute une
galerie d'images qui servaient d'alibi à notre bonne conscience de
"sociétés morales" redeviennent brutalement l'oriflamme
de nos rassemblements parodiques.
Nous n'avions pas fini de dépecer le
mannequin empaillé de nos paniques sacrées que nous déroulons le
tapis rouge à tout ce qui pourrait lui faire office de double. Le
Pen est fasciste, mais elle est trop molle.
Le fascisme apparaît alors pour ce qui
l'est : non pas cette grand-guignolade saignante et chamarrée qui
rassure nos tranquillités factices, mais un basculement du langage
dans l'indifférence générale. Vous croyiez appartenir au camp du
droit et du jour au lendemain, sans aucune solution de continuité,
cette appartenance vous dédouble, vous fait produire les images
contre lesquelles vous pensiez vous être constitués.
La comédie sociale se donne à lire
directement, dépouillée de tous les faux-semblants dont elle
déguisait naguère ses turpitudes et qui sembleraient aujourd'hui
une concession à "l'ennemi".
Ce qu'on se raconte ensuite,
mythologiquement, comme une grande rupture, ne se vit sur le moment
que comme un oubli, une incontinence, une jouissance sénile au fond
d'un Alzheimer incurable.
Rebellions d'EHPAD entre deux piqûres.
Danse macabre de cadavres en croisade.
Renversement général des mots au
carnaval du sens.
***
LA CHUTE DES MURS
En 2002, quand la République lynchait
Le Pen au nom des "valeurs" qu'elle combat aujourd'hui
(l'"antiracisme", l'"inclusivité", le
"vivre-ensemble"), la République jouait sur du velours :
elle s'en prenait à une sociologie blessée, aux derniers lambeaux
d'une France industrielle abandonnée aux griffes d'une PME familiale
dont le cynisme n'avait d'égal que l'isolement.
Vingt ans après, c'est une toute autre
affaire. Des politicards de troisième zone, derniers rebuts d'une
oligarchie en solde, n'ont plus que les fractures qu'ils provoquent
pour se donner l'illusion d'exister. Leur faiblesse croit en
proportion de la violence des affects qu'ils sont obligés d'exciter
pour se maintenir au pouvoir. En jetant des millions de Français en
pâture à la vindicte générale, ils se lancent dans une fuite en
avant suicidaire dont nul ne peut prédire l'issue.
Plus que jamais, le salut de la France
repose sur ses classes populaires et opprimées. De la vitalité que
ces dernières ont su préserver dépend l'issue d'une guerre civile
dont la bourgeoisie a décidé qu'elle serait sa dernière planche de
salut.
Même s'il est difficile d'en deviner
la forme, un demain mystérieux se sécrète déjà dans les
décombres de nos marges ignorées. De Gaza à Clichy, la banlieue
renverse les murs de sa prison. Sous la germination des forces
nouvelles, le béton commence à fendiller et les bulldozers ne sont
que l'expression physique d'une croyance évanouie. On n'obéit pas à
Marlène Schiappa. On n'obéit pas à Bruno Lemaire. On n'obéit pas
à Gérard Larcher.
Aux yeux de la bourgeoisie, qui ne sait
plus à quelle peur se vouer, il n'y a qu'un seul crime et c'est
celui-là. C'est bien pourquoi elle consacre à ne pas le nommer
l'énergie du désespoir. La stupidité colossale des slogans ne doit
pas faire illusion : les récitants de la propagande médiatique ne
font que masquer la béance d'un langage qu'ils ont perdu. Or le
futur ne se laisse pas contenir bien longtemps dans les mots d'un
passé disparu.
12 octobre 2023
Les objets que les "antiwokistes"
se contentent de ramasser dans le caniveau pour en faire d'adorables
fétiches ne sont que les fragments désossés de structures que les
"woke" s'imaginent avoir "déconstruites" alors
qu'elles leur sont tombées sur la tête.
Le Spectacle ne cesse de se
réactualiser dans le récit automoteur de cette querelle de doubles.
En arrière-plan, soutenue contre
l'évidence avec l'énergie du désespoir, la même volonté
d'ignorer les processus matériels à l’œuvre dès lors que les
processus mimétiques de la valeur d'échange ont achevé de se
superposer au réel "directement vécu".
La "femme émancipée" à qui
le marché fait l'aumône d'un chéquier dans les années soixante
est la même dont "Sens commun" a brandi la silhouette
"genrée" dans les cortèges de la "Manif pour Tous".
La filiation biologique se découvre comme "donné naturel"
à "défendre" dans un contexte socio-économique où
l'évolution des rapports de production lui retire toute nécessité
et démasque le caractère parodique de ses survivances bourgeoises.
Symétriquement, le sujet prend la dénonciation de ces survivances
comme le moyen de conquérir l'autonomie de sa grammaire individuelle
au moment précis où il est parlé par des formes supérieures
d'aliénation.
Dans ces conditions, je ne vois pas
d'émancipation qui ne puisse être simultanément définie comme
révolutionnaire (volonté de transformation portée au cœur de
l'ici et maintenant), conservatrice (respect des processus
anthropologiques qui nous ont constitués en tant que personnes),
socialiste (institution politique de la valeur d'usage) et chrétienne
(affirmation d'un au-delà transcendant de la valeur d'échange). En
un mot : un patriotisme de l'internationale qui chemine au milieu des
vicissitudes de l'histoire et dont il n'a jamais existé, ni
n'existera jamais, une forme stabilisée.
Là où les "antifas"
percevront une "confusion", je vois une "tragique
espérance" : la beauté crucifiée de l'aventure humaine.
13 octobre 2023
L'ÊTRE ET LE NÉANT
En 1962, entre les tenants de
l'apartheid (OAS) et ceux de la décolonisation (FLN) s'était
immiscé un tiers séparateur, un médiateur externe capable
d'imposer une différence entre les jumeaux de la violence. De Gaulle
partageait avec l'OAS la même vision étroite d'une France ethnique,
mais il avait compris que cette singularité n'était viable qu'au
prix d'une séparation, d'une distinction, en un mot : d'une
reconnaissance politique. Malgré ce que les vociférations d'un
Sartre pouvaient laisser supposer, ce n'était pas le terrorisme qui
avait gagné. C'était au contraire la capacité de mettre fin
réciproquement à un récit dans lequel l'adversaire ne pouvait être
représenté que comme terroriste et n'avait pas d'autre issue que de
se conformer à cette représentation. La solution d'Évian était
imparfaite, la séparation fictive (la suite le montra), mais elle
avait au moins le mérite d'exister. Pour la dernière fois
peut-être, quoiqu'au prix de désastres dont on ne s'est jamais
remis de part et d'autre de la Méditerranée, les mécanismes
d'auto-limitation de la violence avaient fonctionné.
En 2023, il n'y a plus de médiateur
externe. L'Occident en phase de sénilité collective se présente
comme un OAS global, une chose flasque et molle qui s'excrète sans
le vouloir, une structure que plus aucune force ne peut retenir de
l'intérieur. À l'instant où il se vit comme un «cercle dont le
centre est partout et la circonférence nulle part», son affirmation
coïncide avec sa négation, sa limite avec sa disparition.
L'Occident se vit comme totalité et exige d'être reconnu comme tel
mais, pour cette raison, il ne peut envisager d'extériorité que
comme soustraction de soi. Dans ces conditions, en l'absence de tout
vis-à-vis, la "croisade contre le terrorisme" ne peut se
terminer que dans un gigantesque attentat-suicide.
De ce point de vue, Gaza sous blocus,
soumise à l'injonction contradictoire de s'évacuer elle-même dans
les frontières de son propre néant, se présente comme une
métaphore de l'aporie occidentale, comme un reflet en miroir de nos
plus radicales contradictions.
[Ce texte a devancé l’événement.
Il sera sans doute ma dernière intervention publique avant
longtemps.
A cette heure, la fenêtre de la parole
se referme.
Que chacun vogue au devant du destin
qu'il s'est forgé.]