L’AVANT-DERNIER JOUR DE L'APOCALYPSE
Notre-Dame-de-Lorette, Journal, le 13 mars 2022
Non loin d’Arras, au sommet d’une colline, s’élève la nécropole Notre-Dame-de-Lorette. Là, pendant des mois, un Empire et une République ont échangé la vie de dizaines de milliers d’hommes contre quelques centimètres de terrain gagnés et reperdus. Quarante-cinq mille croix, dont la forêt blanche parsème à perte de vue cet Himalaya de souffrances, signalent que chaque motte de terre, foulée nonchalamment par les curieux, est un agglomérat de sang et d’effroi. Au point culminant, pataude et lourde, une basilique de style néo-byzantin semble un bunker édifié à la hâte pour se protéger des radiations du souvenir.
À la sortie du cimetière, où d’anciens combattants montent la garde sous un crachin glacial, le visiteur est invité à poursuivre son parcours dans un « musée vivant ». Des automates à l’œil vitreux, agités de mouvements saccadés, y sont censés reproduire la « vie quotidienne dans les tranchées ». Un amoncellement de reliques tombent en poussière dans des vitrines qui sentent la cire et l’eau de javel. Au travers d'oculaires alignés en rang d’oignon, vous pouvez, contre une pièce de monnaie, observer « en relief » des photographies de l’époque. Des soldats se sont figés, le temps de quelques secondes, dans une pose réjouie qui contraste avec la tonalité nécrologique des commentaires. Au-dessus de l’entrée, un Christ en lambeaux, souvenir de la chapelle qui s’élevait sur la colline jusqu’à ce que la bataille ne la pulvérise, semble avoir retrouvé la solitude de son Golgotha dans ce théâtre où nos oublis se prennent pour une Mémoire.
À l’extérieur, une portion du champ de bataille a été reconstituée. Des enfants gambadent au-dessus des tranchées, se chamaillent au milieu des barbelés. De vieilles tôles figées dans la rouille paraissent se dissoudre dans la boue pour l’éternité. A quelques pas, sous l’effigie sépia d’un poilu souriant, un estaminet sert à boire et à manger dans un décor patriotique agrémenté de vaisselles surannées. Tout se mêle dans cette conspiration contre la vie et contre la mort. C’est un suintement d’indifférence qui vous colle à la semelle.
En bas s’étend cette plaine immense qui s’élargit de l’Artois aux confins de la Russie et où, depuis la nuit des temps, n’ont cessé de manœuvrer toutes les armées du monde. Çà et là dans la brume, on distingue les vieux terrils abandonnés, ces monuments involontaires de la souffrance ouvrière dont on fait aujourd’hui des pistes de ski ; tout autour, les enserrant de ses tentacules cancéreuses, la périurbanisation galopante : concentrations pavillonnaires à perte de vue qui mangent peu à peu les usines désaffectées ; centres commerciaux, plus grands que des cathédrales, où s’égaie la misère et se négocie le néant.
Non loin de là, au cœur d’un petit village de briques rouges, se découpe la silhouette de l’église Notre-Dame-de-Toute-Joie. C’est un cube en béton des années cinquante dont le flanc sud offre son immense verrière au soleil du Pas-de-Calais. Lui tenant lieu de clocher, telle une antenne qui chercherait à capter un message depuis les profondeurs du ciel, une immense et fine poutrelle s’élance fièrement dans les nuages. L’effet de dépouillement, voulu comme une protestation contre les exubérances d’une religiosité trop populaire, s’est effacé sous les couleurs criardes par lesquelles on a cru pouvoir dissimuler le vieillissement trop rapide qui affecte ce genre d’architecture. De la moderne rebelle, à l’image de ceux qu’elle abrite, il ne reste plus qu’une vieille femme maquillée qui s’agrippe au seuil de la tombe.
Ce dimanche, un missionnaire vénézuélien, entouré de sa communauté, célébrait l’office. Ce mélange entre des autochtones qu’on prétend évangéliser comme des Africains du XIXème siècle alors qu’ils se prennent encore pour l’avant-garde, et ce « sang neuf » qui prie en espagnol mais travaille en anglais dans les buildings en verre de la métropole voisine, produit un magma où ne se laisse pas bien distinguer ce qui renvoie au passé et ce qui annonce le futur. Il y avait de l’électricité dans l’air.
C’est dans cette apesanteur historico-géographique que j’ai liturgiquement vécu la vigile de mon « retour à la normale ». Demain, il nous serait permis de retirer le masque, ce symbole de ce que nous venions de vivre depuis deux ans et de ce à quoi nous avions consenti depuis bien plus longtemps encore. Toute l’absurdité de nos vies aliénées était contenue dans cet instant apocalyptique. Ce fétiche de notre obéissance allait devenir d’une seconde à l’autre, par la magie d’un alinéa dans un texte de loi, inutile. Quel instant de vérité que cette brutale percussion du récit sur le réel ! Le voilà qui déroulait son fil à toute vitesse. Ceux qui avaient adhéré avec plus ou moins d’enthousiasme aux slogans du pouvoir décelaient derrière le masque de leur voisin cette nudité provocante dont il faudrait bientôt se préserver sans le concours de la loi. Pour l’instant, à grands renforts de regards inquisiteurs, ils consacraient à l’application du règlement la même énergie désespérée que le dernier carré des soldats Allemands enfermés dans Stalingrad. Quant à la minorité des opposants, ils s’épiaient, guettant le premier qui aurait le courage de retirer cette marque d’infamie et d’entraîner les autres. Il était moins une à l’horloge de la dissidence. Demain, ce qu’ils s’apprêtaient à vivre comme une « libération » ne ferait que manifester la somme de leurs obéissances. Ils seraient ceux au détriment de qui se vérifierait une fois de plus le célèbre adage orwellien : « la liberté c’est l’esclavage ». Pour les obéissants comme pour les désobéissants, le « retour à la normale » se présentait comme un dévoilement du dévoilement.
Cependant, alors que des bruits de botte résonnent de nouveau aux lisières de l’Europe, un lieu commun s’est répandu dans les journaux comme une traînée de poudre : après la « fin de l’histoire », ce serait le « retour du tragique ». Je crains que ce « tragique » ne soit aussi « parodique » que le normal auquel il dispute la vedette. Car le tragique ne réside pas dans « le sang, la sueur et les larmes ». Il n’est pas le visage de la catastrophe qui nous accable un beau matin sans crier gare. Le tragique est cette manière dont nous accueillons le réel et ses contradictions sans vouloir les réduire à nos équations morales ou métaphysiques. Je n’infère pas de là que la morale ou la métaphysique sont dépourvus d’objet. Je me contente de faire remarquer que nous avons tendance à rabattre la morale et la métaphysique sur un plan politique où elles nous servent de bonnes-à-tout-faire pour calmer nos angoisses.
Or le tragique sait que le politique n’est que très secondairement le lieu de la « rationalité » et du « bien commun ». Il sait que la vie ne devient humaine que là où il y a désir et qu’il n’y a désir que là où il y a conflit. Le tragique n’est pas le président de l’Ukraine qui somme Israël de choisir entre Kiev et Moscou au motif qu’« il est possible de se faire médiateur entre deux pays, mais pas entre le bien et le mal ». Le tragique sait que le bien et le mal existent mais il ne les convoque pas pour réduire un dilemme en choix moral. Le tragique accueille la beauté de la vie humaine mais il ne nie pas la laideur du conflit. Le tragique est le conflit d’Antigone et de Créon.
Inversement, ce qu’on nomme « les tragédies du XXème siècle » découle d’un esprit anti-tragique qui situe l’accomplissement du Politique dans l’avènement d’une rationalité parfaite et dans l’éradication de ce qui s’y oppose. Toutes les formes de « solutions finales » procèdent de cette soif éradicatrice de pureté et de cohérence dont la « crise sanitaire » que nous venons de vivre constitue une résurgence. Dans une société parfaitement ordonnancée, où la liberté de chacun est exactement ajustée à son sens des responsabilités, et où chacun obtient, par la grâce du big data, la rémunération mathématique de ses mérites, il ne peut, au sens propre, plus rien se produire. Si un virus circule, si une guerre recommence, c’est l’indice que quelques irresponsables, refusant la rationalité prophylactique et non-violente de l’État mondial en devenir, survivent clandestinement dans les interstices du corps social.
Il ne peut plus rien se produire : tel est l’idéal de l’homme masqué et vacciné pour qui toute rencontre, à l’ère des gestes barrières et de la distanciation sociale, équivaut à une contamination potentielle. Ce processus ne nous retire pas seulement la liberté mais, bien plus radicalement, la puissance de devenir ce que nous sommes. Sous des apparences scientifiquement très rudimentaires, le masque réalise la haine transhumaniste de la vie en tant qu’elle se reçoit biologiquement et affectivement d’une rencontre. Signe des temps, la mandature qui s’achève aura permis aux députés de repousser les limites de l’avortement au plus près du terme de la grossesse et, simultanément, de s’interroger sur la mise en œuvre d’un « arrêt fausse couche » au motif que le « deuil » des femmes doit être « reconnu ». Une vie qui ne résulte pas d’un « projet » ne mérite pas d’être vécue et doit pouvoir être effacée. Réciproquement, un « projet » qui n’aboutit pas, au lieu d’être une souffrance vécue et portée dans l’intimité, est une catastrophe dont l’occultation mérite que soit mise en branle la totalité de l’ingénierie médicale et sociale.
Le tragique se laisse déranger par la souffrance et se rend disponible au réel qui s’exprime à travers elle. À l’inverse, le « retour à la normale » parachève le triomphe de l’absurde et laisse transparaître la vérité du capitalisme comme civilisation : un monde de peurs et de haines anesthésiées dans la sécurité fallacieuse de la plus-value et de son accumulation.
C’est quand cesse le ressentiment qu’apparaît le tragique. Et c’est là où finit l’espoir que surgit l’espérance.
Commentaires
Enregistrer un commentaire