"Être terroriste", la résistance comme situation

Résiste, dès lors qu’il n’est pas reconnu comme sujet de droit, quiconque a perdu le pouvoir sémantique de se définir lui-même comme résistant.
Les représentants de l’« axe du Bien », loin d’accéder à ce langage tragique, ne peuvent envisager la « résistance » que sous les traits romantiques d’une morale dont il se définit lui-même comme le critère. Résister, dans la représentation du monde que tente de faire prévaloir l’Occident tribal, consiste à valider le récit de l’Empire partout où l’Empire rencontre une hostilité. Ce raisonnement auto-centré et tautologique culmine dans un carambolage oxymorique : la résistance, c’est la collaboration.
Aveuglée plutôt qu’éclairée par le résultat d’une telle confusion, la foule des gens de bien ne voit pas que la résistance ne saurait se définir comme une morale mais comme une situation. Jamais, si ce n’est de manière rétrospective et mythologique, le résistant n’est apparu dans la nuée pour s’exposer sans conteste à nos cultes et à nos admirations sacrificielles. Quand le consensus reconnaît un résistant comme tel, c’est qu’il n’est plus un résistant. Il est devenu, à son corps défendant, l’icône du nouvel ordre qu’il a contribué à faire émerger. À ce stade de dégradation du récit collectif, le qualificatif de « résistant » ne renvoie même plus à un souvenir à la hauteur duquel il faudrait tenter de se hisser. Il certifie une conformité avec le monde comme il va.
Si donc le mot de « résistance » sert à décrire une situation de collaboration avec le régime, toute situation de résistance au régime ne saurait être dite par ce dernier que terroriste. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les célèbres aphorismes de Guy Debord – « cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme ; « l’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative ».
Du seul fait qu’il n’est pas reconnu comme une armée régulière par son adversaire, un groupe combattant se voit privé d’accès au théâtre stratégique dont les règles forment le langage commun de l’adversité. Une armée non régulière ne peut que courir au devant d’un adversaire qui se dérobe et, dans le vide créé par ce retrait, y rencontrer sa population civile. Quand on refuse de situer un conflit dans le champ politique, il ne faut pas s’étonner si la conflictualité ritualisée, qu’on appelle la guerre, se transforme en conflictualité totale, dont l’enjeu ne consiste plus seulement à détruire autrui mais à effacer toute trace d’une altérité possible.
Là où beaucoup ont vu le fondement épistémologique de la théorie du complot, se découvre donc une vérité linguistique radicale : le récit du terrorisme produit, en amont de toute manipulation, les conditions performatives de sa propre vérification.
Voir la main des services secrets dans un acte terroriste n’est pas nécessairement faux sur le plan des faits. Mais la systématisation de cette analyse revient à prendre pour une définition qui épuise le réel ce qui permet seulement de saisir un rapport de forces à un moment donné du processus. Si un gouvernement peut trouver intérêt à seconder le récit par des faits qu’il produirait lui-même, c’est parce que la majorité des gouvernés continue de s’identifier à l’ordre que fait régner le gouvernement et qu’elle perçoit comme désordre tout ce qui perturbe le maintien de l’existant. À l’instant où le rapport de forces s’inverse et où la situation créée par le régime est vécue comme oppression, toute perturbation de ce désordre n’est plus associée à un désordre mais à une manifestation du désordre. La seule manipulation qui compte, et qu’il faut donc travailler à déconstruire, se confond avec l’auto-intoxication collective dont résulte notre propension à vivre comme un ordre la perpétuation de l’existant. En l’absence de cette déconstruction, le récit de la manipulation, loin de manifester à lui-seul notre clairvoyance politique, se confond avec celui de notre impuissance.
Si le terrorisme est un récit du pouvoir c’est parce que le pouvoir se caractérise par la capacité de désigner le résistant et le terroriste. Cette caractérisation s’élève même au rang de définition dans le cadre d’un pouvoir nazi ou colonial pour qui toute remise en question de la totalité qu’il prétend incarner est vécue comme une atteinte intolérable à son unité. C’est pourquoi l’indépendantiste authentique ne connaît pas de résistant ni de terroriste. Il se contente de mettre à jour des situations d’oppression et de restaurer le paradigme à l’intérieur duquel une adversité redevient possible. Symétriquement, contrairement à ce qu’ils prétendent, les ennemis de l’indépendantisme ne sont pas dans le camp du bien parce qu’ils sont les héritiers de la résistance. Ils ne sont vus comme des héritiers de la résistance que parce qu’ils ont réussi à imposer la fiction d’un camp du bien relativement à laquelle, en lieu et place d’un dissensus politique, il n’y aurait que des terroristes et des résistants.
Par conséquent, nous ne faisons pas face à un mensonge qui exigerait seulement qu’on redistribue ces termes à l’intérieur d’un paradigme inchangé. Nous sommes immergés dans une situation dont il s’agit de se décentrer pour faire apparaître son caractère de pure obscénité.
Telle est la vocation de celui qui sera dit résistant à l’instant où ses héritiers ressentiront le besoin de fétichiser sa dépouille pour en faire l’alibi d’une future oppression.

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