Transhumanisme et liberté d'expression

 


Donc Elon Musk, le même transhumaniste qui rêve de pucer l'humanité et d'emmêler l'univers dans l'inextricable filet de ses satellites espions, serait brusquement tombé amoureux des "antivax" et autres pourfendeurs de la "tyrannie woke" au point qu'il consacrerait 44 milliards d'euros à rétablir leur liberté de parole sur internet. Qu'un Raphaël Enthoven se complaise à patauger dans de telles sottises et qu'il en profite pour lancer une croisade contre "la liberté d'expression absolue", passe encore. Mais nous qui nous flattons d'appartenir encore au monde des humains... N'est-ce pas jeter une lumière un peu trop crue sur l'excès de nos prétentions ?

Contrairement à ce qu'affirment certains pour le déplorer ou pour s'en féliciter, Musk et ses amis n'ont pas l'ambition d'abolir la censure mais d'artificialiser si profondément notre rapport au réel qu'il ne soit plus nécessaire de recourir, sous forme de contrainte extérieure, à des instruments de régulation maniés avec trop peu d'efficience par des États archaïques.
 
Une fois que les plateformes numériques auront achevé d'externaliser à leur profit la totalité de notre cerveau et de notre imaginaire, ce sont elles qui sécréteront ce qui nous tiendra lieu de pensée. L'"intelligence artificielle" ne sera plus seulement une tentative grossière de dupliquer sous forme d’algorithmes le fonctionnement de nos connexions neuronales. Elle ne consistera plus seulement à singer la qualité de nos capacités relationnelles ("inter-legere") par le traitement automatisé des données personnelles dont nous acceptons de nous laisser massivement dépouiller, sous prétexte de gratuité, par l'ensemble des services numériques auxquels nous avons recours  ("big data"). Ce sont nos connexions neuronales qui produiront d'elles-mêmes cette nouvelle forme de pensée par laquelle nous serons condamnés à nous absenter des autres et du monde. Les grandes manœuvres capitalistiques entreprises par Musk ne se comprennent qu'à la lumière de cet objectif autour desquels s'affrontent à mort les représentants de l'hyper-classe mondiale. Y voir une "déconfiture des progressistes" nécessite à coup sûr un certain degré de myopie.
 
Dans le monde de demain, les plateformes numériques ne se contenteront plus de réguler la circulation de nos pensées comme on ouvrait les lettres des soldats en 1914 ou comme on pratiquait la lettre de cachet à la fin du XVIIIème siècle. Musk détruit les derniers vestiges de l'ancien monde  comme les aristocrates français abolirent les privilèges en 1792 : pour accélérer la naissance de ce que le nouveau a de pire. Trop de dissidents, confits dans leurs espoirs de restauration, prennent pour un résistant quelqu'un qui a sur eux plusieurs trains d'avance. Ils en appellent à Musk exactement comme ils réclamaient des masques le 15 mars 2020. Tandis qu'ils croient s'opposer, ils fanfaronnent au dessus de l'abîme.   
 
Nous vivons au sujet de la liberté d'expression le même phénomène qui se produisit au XIXème siècle quand il fut question d'instituer le système représentatif. De même que la bourgeoisie censitaire découvrit peu à peu que le suffrage universel permettait de ligoter le peuple aux faiseurs d'opinion et à ceux qui les finançaient, l'élite transhumaniste prend conscience que la liberté d'expression constitue la meilleure méthode pour amener la population à ne plus rien exprimer du tout. Le milieu intellectuel français fait penser à un club de louis-philippards égarés dans les années 1890.

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