DU LANGAGE (1) - FASCISME ET ANTIFASCISME
Ma volonté de parler à tout le monde en même temps, de construire un discours unifié qui permette à chacun de réfléchir à partir de son propre point de vue, postule que le langage constitue le champ performatif de l’émancipation. Elle est renforcée par la crise actuelle, dont la dimension systémique ne rend pas possible un accord entre les dissidents à l'intérieur du paradigme existant. Elle nécessite de forger le nouveau paradigme à l'intérieur duquel les désaccords seront à nouveau possibles. Redoutable projet dont il résulte, pour l'instant, davantage de malentendus que d'unité.
Ainsi de mon utilisation du terme "fasciste" : elle me met à dos bien des amis "souverainistes" qui voient dans Zemmour une planche de salut, sans pour autant me réconcilier une "gauche" pour qui la simple mention du mot "frontière" renvoie aux années 30.
Et pourtant ! Si je descends de l'Olympe des Idées pour mettre des figures derrière les mots, que vois-je ? Des personnes que révulse ou inquiète l'ordre existant et que sa présente radicalisation amène à formuler bien des diagnostics communs. Faut-il donc renoncer à toute cette énergie ? La laisser se perdre dans des compartiments étanche où elle se fragmente et s'étiole ?
"Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage", dit le poète... Je vais donc, une fois de plus, repartir en quête de ce point fixe qui ne réduit pas nos désaccords mais les inscrivent dans un espace de compréhension commun.
L'utilisation du terme "fasciste" pour décrire le "moment Zemmour" (et non, faut-il le préciser, Zemmour lui-même en tant que personne) ne signifie pas que j'épouse les lubies vaporeuses d'un "antifascisme" dont il est de plus en plus difficile à discerner s'il est une réponse à l'autoritarisme gouvernemental ou s'il constitue l'ultime cordon de police entre les dominants et les dominés. Mon opposition résolue à la posture identitaire ne fait pas de moi un négateur des phénomènes migratoires. Je ne prétends pas non plus qu'ils soient une source d'enrichissement réciproque ni que la "francophonie" ou la "créolisation" suffisent à y apporter, par elle-même, une réponse globale. Le "grand déménagement du monde" est une mise en servitude systémique à laquelle il convient de mettre fin.
Par ailleurs, au risque d'en faire hurler quelques-uns, je comprends ce que le fascisme, cette "troisième voie" qui voulait surmonter conjointement l'"impasse libérale" et l'"impasse socialiste" dans une communauté organique qui serait le lieu d'une solidarité réelle entre des individus, peut avoir de séduisant. Je comprends aussi ce que peut avoir de révoltante l'utilisation de l'adjectif "fasciste" par des gens qui ont fait de l'"antifascisme" un brevet d'honorabilité pour masquer à quel point ils s'engraissent de l'esclavagisme contemporain...
Je sais tout cela... Ô combien !
Mais justement. Si je ne le savais pas, je ne risquerais pas l'emploi de cet adjectif dont l'occurrence peut oblitérer à elle-seule la signification de tout un texte. "Il emploie le terme fasciste ? C'est donc que c'est un opposant embourgeoisé, un "prof" rattrapé par l'idiosyncrasie gauchiste de sa classe sociale et qui cherche à composer avec l'anti-fascisme dominant".
Je prends le risque de heurter pour donner envie aux héros de la pensée, ceux qui sont capables de mettre à distance leurs propres représentations, de faire un pas de côté pour essayer de me comprendre. Ils verront alors que je n'emploie pas ce terme au hasard, que j'en propose une définition qui sans aucun doute mérite d'être contestée mais qui, du moins, ne saurait être réduite au remploi opportuniste d'un poncif à la mode.
Voici ce dont le fascisme est le nom, par-delà l'extrême variété des ses formes : c'est une externalité négative du Capital dont le Capital est contraint de se saisir positivement pour surmonter une phase aiguë de ses contradictions internes.
Par exemple, le Capital s'entretient du mythe de la concurrence et du libre marché. Or il ne cesse de produire des phénomènes de concentration monopolistique qui entravent les conditions de son propre développement. Le bolchevisme, collectivisation autoritaire, constitue le radeau de fortune de cette accumulation monopolistique. Parodiquement repeint en "communisme", le Capital survit dans sa capsule sous sa forme la plus concentrée avant d'être relâché, tout ragaillardi, dans la Russie mafieuse puis nationaliste des années 1990-2000.
De même le Capital prétend évacuer les horreurs de la guerre dans les horizons radieux et universels du doux commerce. Ce faisant, il sape inexorablement les liens réels du don et du contre-don qui structurent toutes les communautés humaines depuis leur sédentarisation au Néolithique. En les noyant dans "les eaux glacées du calcul égoïste" et en détruisant tous les mécanismes anthropologiques de pacification, il produit par décompensation des phénomènes d'identification pathologiques qui s'expriment sur le champ de bataille de Verdun puis se cristallisent sous la forme de régimes militarisés et/ou racistes tels que ceux de l'Italie fasciste, de l'Espagne franquiste ou de l'Allemagne nazie.
Je soutiens la thèse que la crispation sur une variation conjoncturelle du signifiant fasciste (qu'elle s'opère sous la forme d'une identification positive ou négative, méliorative ou péjorative) permet d'en occulter le signifié, et par conséquent l'actualité brûlante.
Cette thèse, enracinée dans la lecture de Bernanos et de Weil, découle de leur expérience personnelle du fascisme. Je ne plaque pas le fascisme sur la situation actuelle comme si je cherchais à faire survivre dans le présent des conflictualités passées. Je désigne, sous les accidents d'une terminologie historique, une substance sociale et politique qui me paraît toujours à l’œuvre. Le pari est risqué puisque l'antifascisme contemporain continue à déployer ses effets comme récit auto-justificatif de la société libérale. Il me semble pourtant que, bien comprise, elle délimite le champ conceptuel d'une réconciliation possible entre tous les opposants sincères au Capital : aussi bien ceux qui se déclarent fascistes par nostalgie de la "troisième voie", que ceux qui se déclarent "antifascistes" par inquiétude des dérives autoritaires dont le "macro-lepénisme" constitue l'une des expressions occidentales les plus spectaculaires.
S'opposer au Capital en tant que rapport de production, ce n'est ni s'emparer de ses externalités négatives comme réponse à la pathologie sociale qui les a engendrées, ni se contenter de combattre ces externalités négatives comme si elles constituaient l'essence du Capital et que, par négation de la négation, on en venait à réhabiliter certaines des mythologies du Capital pour faire pièce à ses modes d'expression... fascistes.
Ce n'est pas parce que, des décennies durant, on a crié "Au loup !" à tout propos et hors de propos, que le Loup n'existe pas, qu'il faut le confondre avec le chasseur, ou bien qu'il est devenu la grand-mère du petit chaperon rouge.
La prestidigitation capitaliste est toujours à l’œuvre. Il ne faudrait pas que son prochain tour de frégolisme nous laisse à nouveau stupides et impuissants.
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