DU LANGAGE (3) - LA MÉMOIRE ET LE SENS

Les révisionnistes pensent que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est posée sur le réel par des individus qui l’instrumentalisent à des fins de domination. Ils infèrent de là qu'il faut remplacer une Mémoire par une autre Mémoire. Une Mémoire de méchants par une Mémoire de gentils.

Mais ce n'est pas du tout comme cela que le problème se pose. La mémoire de la Seconde guerre mondiale est un récit collectif par lequel une société traumatisée par l'expérience qu'elle a vécue tente de la réécrire sous la forme d'un choc exogène qui l'exonère de sa propre responsabilité, qui en fasse autre chose qu'un séisme engendré par la tectonique de ses propres plaques. On a fait d'Hitler l'incarnation d'un "mal absolu", une figure biblique descendue des nuées, parce qu'on n'a pas voulu voir en face qu'il était le résultat historique de nos propres contradictions et que nous avions donné à voir, entre 1940 et 1945, d'Auschwitz à Hiroshima, de Stalingrad aux plages de Normandie, le Capital à l'état nu, le Capital dépouillé de tous les oripeaux "conservateurs" ou "humanistes" par lesquels nous aimons à dissimuler sa nature intrinsèquement criminogène et meurtrière. Là où le révisionniste croit prendre le contre-pied, il fait exactement la même chose. La mythologisation dont Hitler a fait l'objet n'a pas consisté à lui attribuer six millions de morts au lieu de trois-cents mille ou de zéro. La mythologisation d'Hitler a consisté à en faire le bouc-émissaire de notre propre crime ("notre" au sens fort, "notre" au sens où nous sommes, que nous le voulions ou non, les membres consentants de cette conjuration). En pinaillant sur des chiffres, le révisionniste cherche à transformer le bourreau en victime et les victimes en bourreaux. Puisque ce n'est pas Hitler LE Mal, c'est donc, comme ont voulu le croire les contre-révolutionnaires du XIXème siècle, que ce sont les Juifs (Mammon, l'argent, la banque...). Le révisionniste substitue à une mythologie à une autre mythologie, dans un contexte postchrétien où le statut de bouc-émissaire, dès lors qu'il fait l'objet d'un consensus, a valeur d'absolution. Donc si c'est Hitler le bouc-émissaire c'est que c'est lui l'innocent, et ce sont ses accusateurs qui sont les coupables.

Seulement, le crime que "nous" avons collectivement commis (nous, l'Occident, dont nous sommes si prompts à revendiquer la supériorité face à toutes les autres civilisations), ce crime, donc, est si énorme que toutes les formes de récit mythologique que nous tentons d'écrire pour en dissimuler le caractère endogène sentent trop la colle et le carton-pâte. C'est trop gros, ça transpire et ça dégouline de tous les côtés. C'est pourquoi il faut tant de béquilles policières et mémorielles pour que ça tienne debout. Et c'est pourquoi aussi le dialogue est impossible. Ce n'est pas parce que nous faisons face à un adversaire extrêmement puissant, à une bête immonde sans cesse sur le retour - "Hitler" pour les uns, l'"hydre judéo-maçonnique" pour les autres. C'est parce que nous nous tenons tous par la barbichette d'un mensonge qui a de plus en plus de mal à nous faire tenir ensemble. Plus nous prenons au sérieux les mensonges par lesquels nous croyons devoir nous opposer moins nous arrivons à porter ensemble ce qui nous réunit - ce désir maladif de pérenniser le Capital. Et moins nous arrivons à porter ensemble ce qui nous réunit plus nous devons nos forcer à prendre au sérieux les mensonges par lesquels nous croyons nous opposer.

Que cherchent donc à dire ceux qui affirment, par exemple, que les "chambres à gaz" n'ont pas existé ? Je pose l'hypothèse suivante : sous les apparences trompeuses d'un hyper-criticisme historique, ce propos n'a aucune autre portée que le champ performatif de sa propre réception. C'est comme une bombe posée sous le siège d'un métro à l'heure de pointe. Il a pour fonction d'empêcher le dialogue. Cette situation, qui revêt les apparences d'une opposition radicale, reflète en réalité un processus d'indifférenciation dont découle précisément la violence.  En cela, la figure de "Satan" ("l'accusateur"), qui renvoie à celle de "diabolos" ("qui divise"), me paraît d'une actualité brûlante. Elle ne met pas seulement en jeu la morale, mais la possibilité de continuer à faire émerger un sens à partir du langage.

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