LE RECIT DE NOTRE IMPUISSANCE

Contrairement à ce qu'a laissé sous-entendre un récent épisode de télé-réalité ("Zemmour au pays des "boucheries musulmanes""), les banlieues ne sont pas des territoires qu'une "civilisation étrangère" aurait colonisés et dont l’État se serait absenté par faiblesse. Bien au contraire, ce sont des territoires dont les habitants ont été réduits à un tel degré d'impuissance politique que la domination de l’État peut s'y exercer sans avoir à y assurer en contrepartie aucun des services publics qui la rendent acceptable dans le droit commun (instruction, santé, sécurité, justice...). Si les banlieues sont bien la poursuite de la colonisation par d'autres moyens, c'est donc au sens exactement opposé de celui où l'entendent les identitaires. Il faut comprendre ce phénomène comme un mouvement géographique du Capital qui ne cesse de concentrer ses espaces de commandement, réduits à quelques quartiers centraux des grandes métropoles mondiales, et d'étendre à l'inverse les territoires sur lesquels il déploie sa logique radicalement prédatrice de terre brûlée et d'extermination des écosystèmes.

Par conséquent, de même que la "décolonisation" servit naguère à masquer l'extension du système colonial à de nouveaux territoires, de même aujourd'hui le système d'apartheid qui divise la France en métropoles, banlieues périurbaines et périphéries rurales paraît au Capital une concession trop importante et trop coûteuse au bien-être des populations. Il faut que le territoire entier bascule dans la "densité heureuse" d'un seul et unique camp de concentration numérisé. 
 
Dès lors, les même causes produisent les même effets. A chaque étape du processus, des catégories sociales qui gravitaient à proximité de l'orbite centrale et s’enorgueillissaient d'en épouser les intérêts, sont brusquement aspirées par une force centrifuge qui les rapproche de catégories dont elles étaient protégées jusque là par un abyme symbolique infranchissable. Le processus d’indifférenciation, au lieu d'être sublimé dans une aspiration révolutionnaire réconciliatrice, déclenche une cascade de rivalités mimétiques. L'ouvrier blanc, affolé par la proximité de l'immigré algérien, se met à voter FN. C'est le "moment Le Pen". Trente ans plus tard, précarisée à son tour par un mouvement de globalisation qui l'oblige à se saigner aux quatre veines pour pouvoir continuer à se loger dans le centre de Paris dans des conditions qui renvoient à la domesticité des temps haussmanniens, une partie de la bourgeoisie supérieure se met à haïr ces "gens qui ne sont rien" et auxquels elle ressemble de plus en plus. C'est le "moment Macron".
 
Enfin, Zemmour vient. Il fusionne ces pulsions dans un cocktail improbable formé par un tiers de "grand remplacement", un tiers de "le travail, c'est la santé" et un tiers de "le passe sanitaire, ça ne me dérange pas". Le "macro-lepénisme", théorisé par Emmanuel Todd dès 2018, s'est trouvé sa figure iconique. 
 
Sous les traits de ce singulier personnage, l'identitarisme dévoile sa véritable fonction : c'est le récit antipolitique du déclassement, le discours pompeux de notre impuissance collective.

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