mercredi 20 novembre 2024

DU MOËT ET CHANDON AU COURS DE LA MERDE

 


Les polémiques autour du MERCOSUR offrent aux réactionnaires un terrain idéal pour remplir leur fonction historique : comme en 1789, à l’époque de la « grande peur » et des châteaux incendiés, mener la bataille de retard qui déblaiera du chemin les derniers obstacles à ce qu’il faut redouter de pire.

La noble cause des « paysans », de la « France rurale » et des « oubliés qui se lèvent tôt » réveille chez beaucoup la nostalgie de ce qu’ils n’ont jamais connu. Dans l’Occident frappé de sénilité collective, se souvenir de ce qui n’a pas eu lieu cristallise toute une galerie d’images recomposées par l’« intelligence artificielle » et partagées en masse sur les réseaux sociaux. En fait, sous couvert des « ploucs » qu’on envoie brûler des pneus devant les préfectures pour « sauver notre gastronomie » ou « reconquérir notre souveraineté alimentaire », des branches rivales du même complexe agro-industriel se disputent le pourcentage de bœuf argentin et de cheval roumain dont se composera la barquette revendue par Michel-Edouard Leclerc au Gilet jaune désargenté. Encore ce dernier devra-t-il s’estimer heureux si sa part de lasagnes congelées n’a pas été importée de Nouvelle-Zélande le jour où il a dû remiser à la casse son diesel de dix ans d’âge... Bel exemple d’injonction contradictoire dont se gargarise la mythologie décroissantiste d’un capital qui est sur le point d’épuiser, en même temps que la terre et les hommes, ses derniers filons de plus-value.

Comme tous les Français, les agriculteurs sont des individus « séparés » au sens où l’entend Guy Debord. Surdéterminés par les catégories de leur propre aliénation, ils sont réduits à en reproduire les conditions dans le mouvement qui les porte à vouloir s’en émanciper. Tandis qu’ils ont été progressivement dépouillés de leur vie et de leur travail, ils demeurent tenus en laisse par un patrimoine foncier qui les a toujours fait basculer du côté du pouvoir et de l’ordre. Renvoyés au statut infra-salarial de « travailleurs à façon », progressivement démis de leur capacité à négocier et facturer leur production sur le sacro-saint « libre marché »1, ils cherchent désespérément à compenser la trop faible rentabilité de leur capital par tous moyens qui contribuent à les aliéner davantage – un corps de ferme loué en Airbnb à des urbains qui viennent renouer avec les charmes d’une « vie authentique » le temps d’un WE ; un champ de betteraves sacrifié à l’installation d’une éolienne, quitte ensuite à pester contre les « normes » de l’« écologie punitive ». Pendant ce temps, les plus malins investissent dans des coopératives qui cultivent du blé en Ukraine et profitent de leur force de frappe financière pour arracher les leviers du pouvoir syndical à ceux que cette politique fait crever à petit feu. Ceux qui s’obstinent à voter pour ces syndicats se persuadent qu’ils s’en sortiraient mieux s’ils pouvaient utiliser davantage de pesticides et couper encore plus de haies. C’est la même « logique » qui conduit certains d’entre eux à voter pour le RN tout en faisant travailler de la main-d’œuvre à bas coût... En l’état présent du rapport des forces, les paysans ne sont donc pas seulement incapables de faire la révolution : comme corporation, ils sont pris dans les « réseaux d’immobilité » par lesquels la révolution s'empêche d'avoir lieu.

Voilà, en dépit des souffrances et des rêves de rupture exprimés par la plupart d’entre nous, la cause structurelle du blocage. Ce qu’on appelle « système » ne nous est pas imposé de l’extérieur sous la forme d’un système juridique dont il suffirait de « sortir ». Le « système » se fonde et se refonde chaque jour dans les millions de micro-décisions que chacun est contraint de prendre pour tenter de résoudre à son échelle les déséquilibres auxquels il est personnellement confronté. A ceux qui pensent que le « protectionnisme » est revêtu d’un pouvoir libérateur par la seule force de son énoncé, il faut rappeler que « protectionnisme » et « libre-échange » sont deux moments de la même dialectique capitaliste. Le « libre-échange » tient lieu de « rationalité économique » (c’est-à-dire de religion) à celui qui vient de conquérir un monopole en jouant de toutes les « protections » qu’il a su confisquer aux pouvoirs publics.

De même, il ne faut pas compter sur les « peuples », livrés par l’Histoire sous la forme d’une essence immuable et prête à l’emploi, pour déclencher la révolution qui renversera la table. Ces révoltes-là sont obérées de trop de malentendus, de trop de convergences factices et de divisions parasites, pour dégager une autre issue que la redistribution des cartes entre les mains de ceux qui les détiennent déjà. Ce sont des individus acculés à des ruptures radicales qui sont susceptibles de « refaire peuple » s’ils sont capables de produire les représentations communes de leur émancipation. Contrairement aux illusions mimétiques de la table rase et de l’imagerie d’Épinal, il s’agit de mobiliser et de recomposer les affects enracinés dans un imaginaire commun pour remonter le fil du temps et réconcilier la figure du paysan vendéen avec celle du sans-culotte parisien. Alors toutes les formes juridiques de l’oppression s’évanouiront comme si elles n’avaient jamais existé.

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les danses du ventre électorales organisées par les syndicats agricoles en vue d’appâter le gogo, le MERCOSUR n’est pas un « enjeu de civilisation » : c’est un théâtre où les puissants négocient le cours de la merde en trinquant au Moët & Chandon. Dans leurs limousines avec chauffeur, Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, et Christiane Lambert, l’ex-productrice de porc industriel reconvertie dans le lobbying international de la malbouffe, doivent bien se marrer. 

_________________________________

(1) Voir la chaîne Youtube de l'agriculteur Philippe Grégoire : https://www.youtube.com/@philippeestdanslpre3938 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

DU MOËT ET CHANDON AU COURS DE LA MERDE

  Les polémiques autour du MERCOSUR offrent aux réactionnaires un terrain idéal pour remplir leur fonction historique : comme en 1789, à l’é...