L’ETERNEL FEMININ

Crise du désir et crise de l’image en Occident terminal

Ce 4 novembre, à Téhéran, une jeune femme erre en pleine rue. On ne connaît rien de ce corps perdu sinon l’image que les réseaux sociaux ont arrachée de lui en même temps que la police iranienne le dépouillait de son voile. De l’instant d’avant ni de l’instant d’après on ne sait guère davantage : notre époque adore ces événements sans passé ni futur, ces « chocs d’univocité » par lesquels nos cas de conscience se subliment en épiphanie.

La jeune femme est maintenant assise, presque nue, sur le rebord d’un muret. Son bras vengeur défie et transperce une foule d’ombres noires. C’est Athéna aux enfers, Antigone face à Créon, l’étudiant qui défie la colonne de chars sur la place Tian’anmen. Une icône nous est née.

 
 

Le lendemain, à Paris, dans la même lumière blafarde d’une soirée d’automne, des « Femens » se placardent en sous-vêtements aux grilles du Panthéon. Prise dans ce jeu d’images qui se répondent, l’histoire de l’art se met à bafouiller. Mon corps est à moi, tremblez mollahs ! À lire ces pancartes vengeresses, on s’attend à quelque représentation solaire d’un vitalisme débordant : traits épurés d’une Vénus renaissante, tranquilles opulences d’une baigneuse impressionniste... Mais les chairs molles et froides renvoient davantage à une Pietà du XVème siècle où le corps du Christ aurait fusionné avec celui de sa mère éplorée.

 


René Girard a bien montré comment le corps éprouve sa puissance dans le désir qu’il inspire à autrui mais comment, symétriquement, ce même corps ne peut jamais céder à ce qu’il inspire sans se découvrir lui-même désirant et donc frappé d’incomplétude. N’est-ce pas de cette contradiction originelle, décrite comme « ascèse du désir », que procède le flot d’images incohérentes qui nous assaillent. Comment comprendre autrement cette hybridation de bacchanale et de flagellations, de corps émancipés et de pénitents doloristes ?

Au bout du « mensonge romantique », quand le « moi » a perdu toute illusion sur lui-même et découvre une emprise derrière chaque désir, une incapacité radicale à se vivre comme totalité, il se produit une fuite éperdue hors de la réciprocité, un dégoût du soi désirant et désiré qui ne se résout que dans les représentations contradictoires du désir humilié. Autour de ces corps féminins se joue l’« oscillation des différences », cet étrange phénomène dont la mythologie conserve la trace à chaque fois qu’une communauté en crise recherche le « double monstrueux » aux dépens de qui elle pourra se réconcilier. Des Femen couronnées de fleurs qui se mettent en pointe de l’indépendance ukrainienne à leurs consœurs parisiennes qui miment un avortement en déposant des viscères sanguinolents devant un autel de La Madeleine, l’histoire des Femen est toute entière contenue dans ces oscillations dionysiaques. Et le mouvement n’a pas fini de s’accélérer comme en témoigne cette ancienne dénonciatrice de « féminicides » que sa croisade contre les transgenres a transformée en madone surmaquillée de l’extrême-droite identitaire.




 

Ces derniers jours s’étalent dans la presse les traits « ultra-genrés » de la « Miss univers 2024 ». Tandis que les nouveaux amis des Femen se plaisent à y admirer l’expression d’une « pure beauté scandinave », comment ne pas y voir une représentation plastifiée du corps humain dont la violence n’a pas grand-chose à envier aux « transitions de genre » ? On comprend mieux le triomphe de l’Intelligence artificielle : son « réalisme » nous renvoie avec une précision chirurgicale les représentations frelatées auxquelles nous essayons à toutes forces de conformer le réel. On dirait qu’il n’est plus possible d’accéder à soi autrement que sous les formes déguisées de son outrance ou de sa négation : illusion d’un « moi total » affranchi de la réciprocité et accompli dans la représentation qu'il se fait de lui-même. À l’inverse, le moi qui se voile dit qu’il se soustrait au désir mais il dévoile aussi son désir d’être vu comme tel. En masquant ce par quoi il se sent désirable, le moi révèle qu’il se sent désirer. Il signale un désir du désir par où les prétentions à la totalité se fissurent d’une incomplétude. Dans cette dialectique du voilement et du dévoilement se loge le lieu d’une possible relation humaine, une fragilité qui appelle à l’abus mais aussi au prendre soin. Loin de cette minutieuse horlogerie des réciprocités humaines, il n’y a plus aujourd’hui que des totalités en négociation. Une jouissance puritaine du désir réprimé comme salissure se résout dans une jouissance de la salissure comme unique expression du désir, conditionnée aux fluctuations d’un consentement supposé contractuel mais qui n’est en fait jamais transparent à lui-même et toujours objet de chantages.

 

Derrière les antagonismes dont elles se nourrissent mutuellement, ce sont les mêmes pathologies identitaires qui forment et « déconstruisent » nos « stéréotypes ». « Tradwife » et « cancel culture » sont les deux faces d’une même monnaie, deux tentatives concurremment avortées de dépasser le réel par l’esthétique : une ostentation de symboles en lesquels seraient restaurés les bonheurs d’un monde défunt ; rejet non moins ostentatoire de ces symboles en tant qu’ils constitueraient la substance persistante de l’aliénation.

Corps sublimés, corps abîmés... Les fantasmes de la théocratie iranienne et ceux de l’Occident terminal ne se nourrissent-ils pas réciproquement de leurs miroitements mimétiques ? Ne faut-il pas déceler, derrière des connotations en apparence opposées, une commune fascination pour le corps supplicié et exposé, celui de la victime héroïsée dont la transgression et les pouvoirs participent du même imaginaire sacral, du même schéma mythologique ? Le corps enveloppé de sa nudité revêche est le même que celui qui se dissimule dans ses voiles ostentatoires. La burka et la culotte sont les deux esthétiques en miroir d’un même désir qui se ment à lui-même. 

Les mêmes projections subjectives dégoûtent et fascinent, successivement ou simultanément, justifiant la violence dans un cas, dans l’autre les extrapolations romantiques sur l’« éternel féminin ». Qu’il s’agisse de le transfigurer ou de le torturer, ou les deux à la fois, ce n’est plus le corps de la femme qu’il faut regarder mais les processus de sa représentation où se sécrète la violence qui se déchaîne contre lui.

Une telle situation me paraît très représentative de ce que René Girard appelait le « sacrifice qui tourne mal » : au lieu de ramener la paix, la victime émissaire ne fait qu’attiser les rivalités mimétiques qui se cristallisent autour d’elle et qui traduisent un haut niveau d’indifférenciation dans le corps social. Au premier degré, l’étudiante iranienne saigne des coups qu’elle reçoit ; au second, elle est la victime d’un conflit d’appropriation qui se renforce de ses propres stigmates. Tandis que notre peur du désir s’oublie dans ce corps meurtri qui nous donne bonne conscience de ressusciter les formes les plus réactionnaires et les plus ambiguës de l’« éternel féminin », c’est sous les traits de la déesse occidentalisée qu’elle se fait massacrer par une police des mœurs qui n’est pas si loin de ressembler à la nôtre.

Partout où se ferme l’accès aux personnes comme singularités identiques se déchaînent les essentialisations meurtrières. Derrière toutes nos représentations, derrière toutes nos fuites en dehors du réel, il y a un récit qui s’écrit en lettres de sang.

 

Cézanne, L’Éternel féminin ou le Veau d’or, 1877 (J. Paul Getty Museum de Los Angeles)



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