DES BULLES ET DES RESEAUX
Le déploiement sur les réseaux dits "sociaux" d'une propagande et d'une censure de type néo-soviétique ne rend compte que très partiellement du dispositif spectaculaire dans les rets duquel nous nous débattons. On peut même se demander dans quelle mesure la grossièreté énorme de ces procédés, la révélation confondante de leur inanité gorafique, n'ont pas pour effet de détourner notre regard de l'essentiel.
Les derniers soubresauts de l'actualité nous ont surtout permis d'observer que les réseaux sociaux étaient devenus le lieu où tout un monde de symboles et de références communs a été englouti corps et biens. Nous ne nous y livrons plus à une guerre des images. La même image peut être utilisée des deux côtés de la ligne de feu pour y produire des significations incompatibles. Des moutons formant les contours d'une seringue dans une campagne allemande sont donnés pour une métaphore rigolote de la solidarité nationale. Un sous-préfet remettant une sucette à l'enfant qui vient de se faire vacciner fournit aux journalistes une manifestation souriante de bienveillance éducative. De mon côté, la simple exposition de ces images suffit à me plonger dans la stupeur et je m'attends à produire le même effet sur ceux auprès de qui je les partage.
C'est à ce point de l'analyse que je dois faire l'effort de penser contre moi-même. En mettant ces exemples en avant, ne suis-je pas aspiré à mon tour dans la logique que je dénonce ? Ne suis-je pas en train d'oublier que les mêmes mécaniques se reproduisent à mon insu à l'intérieur de la bulle où ces images recouvrent la même signification ? Ne suis-je pas tenté de fabriquer, au travers des réactions que je suscite, un simulacre d'unité qui me rassure et qui me flatte ? Ceci se vérifie dès que je suis tenté de passer de l'image au discours. Si, par exemple, je défends l'idée que le COVID raconte les contradictions de la société capitaliste et qu'au lieu de multiplier les rivalités identitaires il vaudrait mieux refonder le pacte national pour faire pièce à l'oligarchie, loin d'introduire un sujet de dialogue à l'intérieur de "ma" bulle, je la brise aussitôt. D'aucuns me rétorqueront que je suis un ami de Soral, un descendant de Doriot, un "islamo-gauchiste" frisant dangereusement les frontières du "wokisme". Le même phénomène se reproduira si je laisse un partisan d'Eric Zemmour développer ses arguments contre ma thèse et qu'un "ami" de tendance LFI en prend ombrage. Me voici repeint en complice de la "haine", suspect de militer pour le retour des années 30, menacé d'être "bloqué" ou "signalé" sans que Mark Zuckerberg ait eu à intervenir une seule fois. Alors que j'ai voulu rendre possible un dialogue, j'ai seulement participé à la révélation de fractures nouvelles. Dès lors, pourquoi s'étonner de la censure et de la propagande exercées par les GAFAM ? Elles ne font que prolonger et systématiser les mêmes pratiques que nous nous sommes habitués à exercer les uns sur les autres. Plus que de simples instruments de manipulation, elles répondent à une aspiration collective et se contentent de valoriser nos affects sur le juteux marché des illusions numériques.
La principale propriété des réseaux sociaux consiste à faire monter le ressentiment à l'intérieur de bulles communautaires que le jeu des algorithmes rend si étanches les unes aux autres que le langage ne nous permet plus d'accéder à l'altérité par le dialogue. Dans ces conditions, la propagande n'a pas pour effet de convaincre que le pouvoir a raison mais de figer les positions antagoniques dans des ghettos où prospère leur impuissance. Quant à la censure d'un "compte" ou d'un "profil", elle n'est visible que des mêmes auxquels ceux-ci s'adressent et produit, par réaction, toujours plus d'indifférenciation violente. Qui cette censure affectera-t-elle, sinon ceux qui voyaient passer ses publications dans leur "fil d'actualité" au motif qu'ils appartenaient à son groupe d'"amis" ? Y a-t-il un seul opposant qui y perdra l'occasion d'accéder à une forme de pensée différente ?
Les bulles sociales de Facebook ou autre Twitter, contrairement à l'illusion qu'elles entretiennent sur elles-mêmes, ne sont pas des embryons de communautés humaines où peuvent se reforger des liens sociaux en vue d'une révolution future. Ce sont de fragiles juxtapositions de malentendus, des intersections provisoires de préjugés anonymes. Comme des trous noirs, elles aspirent les mots et les affectent d'une énergie négative. Elles les transforment en signaux de reconnaissance à partir desquels s'alimentent et se font écho à l'infini des raisonnements par amalgame. Nous n'y sommes plus que des individus confinés, hurlant leur angoisse dans les cellules capitonnées d'un gigantesque asile psychiatrique.
Comment reprendre possession de notre langage ? Comment retrouver notre accès au Monde ? A l'instant où se parachève la logique carcérale qui traverse l'Occident en sa Modernité, à l'heure où tout le monde invoque l'urgence de l'"Union Sacrée", celle-ci devient d'autant plus urgente qu'elle paraît moins réalisable.
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