LES URNES OU L'INSURRECTION
Nous qui parlons de politique avec passion, parfois avec acharnement, je crains que nos échanges-mêmes ne produisent un effet de loupe par lequel nous nous laissions trop facilement abuser.
Alors que des dizaines de millions de nos concitoyens s'apprêtent à processionner religieusement devant les urnes dominicales, nous oublions un peu vite que nous ne sommes guère plus de 1%, peut-être 2%, de la population, à nous intéresser activement à la chose publique, à pouvoir instaurer entre nous cette horizontalité délibérative qui est la substance-même de la démocratie.
Mais la démocratie réellement existante, celle à laquelle nous sommes invités à donner notre onction ce dimanche par le rituel de l'enveloppe et de l'isoloir, ce n'est pas ça du tout ! C'est 98% à 99% d'individus qui ont abdiqué toute conscience à force d'avoir été exposés sans défense au lavage de cerveau de l'école, des médias, des réseaux sociaux, et qui ne sont rien d'autre que des masses de manœuvre entre les mains de ce que Mélenchon appelle "l'officialité médiatique".
Dans cette situation, après deux ans d'une crise qui n'a rien fait survenir de nouveau mais qui nous a forcés à regarder en face des logiques auxquelles nous nous résignions plus ou moins à consentir jusque là, notre mission ne consiste pas à prétendre jouer aux stratèges sur l'échiquier électoral. C'est de travailler à politiser la masse, à la réinstituer en tant que peuple de manière à ce qu'elle déserte cet échiquier. C'est ça, je pense, "avoir du cœur à l'ouvrage" : ce n'est pas travailler au "moins pire" par des coups de billard à trois bandes, c'est se plonger dans ce travail de fourmi dont les résultats paraissent invisibles à l'échelle de l'individu mais qui est le commencement de notre émancipation. Une simple conversation ouvre un chemin quand un bulletin jeté dans l'urne n'est qu'un soulagement autorisé par le pouvoir, un geste par lequel nous signifions ouvertement que nous renonçons à la qualité de citoyen.
L'affrontement paradoxal entre les candidats du "Tout sauf Macron" (paradoxal en ce sens que leur pluralité-même retire toute chance de réalisation à l'objectif poursuivi), cette façon dont il détruit notre cheminement vers l'émancipation politique en nous broyant dans les mâchoires du récit dominant ("Le Pen ? Raciste !", "Mélechon ? Woke !", "NDA ? Complotiste !"), démontrent que l'abstention constitue la seule posture de nature à susciter les conditions performatives d'un "après" que nous aurions décidé nous-mêmes. NDA, Le Pen, Zemmour, Mélenchon... ne sont qu'une façon de réagencer les contradictions du système oligarchique sous un emballage qui flatte nos divers héritages et sensibilités politiques - emballage que, bien entendu, nous ne percevons que chez les autres et pas du tout quand il obscurcit notre propre regard sur le réel... Par conséquent, ils se contentent de maintenir en état de rivalité chaotique tous ceux qui se situent, relativement à Macron, de l'autre côté du cordon sanitaire oligarchique. Surtout, ils nous mettent en position d’obligés débattant, avec le plus de mauvaise de foi possible, des qualités de leurs champions respectifs. Or nous devrions refuser de nous positionner, vis-à-vis de la parole politique, comme si c'était une vérité globale, descendante, en laquelle nous serions sommés de reconnaître le Messie - ou l'imposteur.
Un peu comme l'apprenti-nageur que la peur de couler empêche de respirer, tout se passe comme si la gravité des circonstances présentes, l'angoisse qu'elles nous inspirent, avaient tendance à déclencher des réactions inverses à celles que nécessiterait notre survie. Pour contrecarrer cette réaction instinctive, Il faut ouvrir grand les écoutilles, nous rendre disponibles à toute parole, spécialement celles qui perturbent nos habitudes et nos représentations. Comme le dit le docteur Louis Fouché, c'est une manière d'"entrer en diplomatie", de créer les conditions d'un dialogue qui a valeur en lui-même puisqu'une communauté politique ne s'organise pas autour d'un "projet" mais de la volonté implicite de régler ses différends par la délibération collective - précisément l'inverse de ce que nous amènent à faire les institutions de la démocratie représentative.
S'émanciper des catégories de la domination ne consiste pas à vouloir imposer d'en haut, de manière autoritaire et centralisée, "des catégories de l'émancipation". C'est poser des décisions concrètes, vitales, sans résultats visibles au début, mais qui construisent d'elles-mêmes, petit à petit, la société dans laquelle nous voulons vivre. Ceci n'a rien d'abstrait ni d'idéaliste : c'est ce que nous faisons depuis deux ans lorsque nous inventons au cas par cas, en fonction des problèmes auxquels nous sommes réellement confrontés, des stratégies de survie face à l'oppression.
Notre abstention doit être indemne de tout calcul stratégique, de toute prétention à produire un résultat tangible dans l'ordre institutionnel. Elle ne doit être ni une capitulation, ni une position de surplomb depuis laquelle nous observerions cyniquement la masse de "ceux qui ne sont rien". Notre abstention doit être un "non possum", une soustraction à la norme, un geste de respect vis-à-vis de nous-mêmes, une insurrection des cœurs qui prélude à l'insurrection des corps.
Si nous étions des adultes politiques, nourris d'expériences par les cinq années terribles que nous venons de traverser, nous ne prônerions pas l'abstention comme une solution extérieure à nos problèmes, comme un antibiotique que l'on s'administre pour tuer l'infection. Nous la construirions activement, pour elle-même, comme un accord politique, comme un avant-goût de la société que nous voulons, comme un compromis en lequel se préserve intact et vivant ce que nous avons conquis de plus précieux : les conditions d'un dialogue exigeant entre citoyens égaux qui ont retrouvé l'accès à la parole et qui n'entendent pas que celui-ci leur soit à nouveau confisqué.
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