DE RENÉ GIRARD À BERNARD FRIOT ALLER ET RETOUR : "MENSONGE ROMANTIQUE" ET "FASCISME RÉELLEMENT EXISTANT"
Le pivot d'une société, ce n'est pas le rapport de domination ultime - classe, genre, race - à partir duquel on peut discriminer, avec la certitude de ne pas se tromper, des victimes totales et des coupables absolus. Le pivot d'une société, là par conséquent où il faut frapper pour ouvrir un chemin d'émancipation, c'est la croyance commune qui fonde le périmètre à l'intérieur duquel on se contente d'arbitrer entre les victimes et les coupables.
Notre croyance commune telle que mise en lumière par le communiste Friot, c'est la "méritocratie du travail", un mythe (au sens girardien) qui nous permet de discriminer des utiles et des inutiles, des méritants et des profiteurs, des parasites et des lève-tôt : juifs, arabes, migrants, sans-dents, cassos, gilets jaunes, patrons, actionnaires qui s'engraissent, profs ou intermittents du spectacle qui se la coulent douce...
Importe peu la manière dont nous distribuons ces appellations sur l'axe moral du bien et du mal ou sur l'axe judiciaire de l'innocence et de la culpabilité. À partir du moment où nous acceptons le principe d'une telle échelle et que nous nous battons pour "rétablir la justice" sur la base de ce critère commun, nous abdiquons notre souveraineté sur le travail et nous produisons performativement ce que nous dénonçons : une discrimination réelle, parce que collectivement admise (même si la distribution des rôles nous oppose), entre un pouvoir central qui a la capacité de déterminer ce qui est productif, et des producteurs qui se traitent mutuellement de parasites parce que l'obtention de cette reconnaissance les met en concurrence les uns avec les autres.
Comme tous les moments de "crise sacrificielle" où se désarticulent les distinctions morales que fonde le partage d'une même haine, le "barrage républicain" en phase de confusion terminale nous donne le privilège de saisir la vérité de ce que nous sommes dans le mouvement même par lequel nous cherchons à nous le dissimuler : dès lors que nous instituons le RN comme coupable du racisme, nous contribuons à masquer la source d'où découle le racisme, qui n'est pas dans l'origine ethnique de ses victimes, ce que valide paradoxalement l'antiracisme moral ("tu n'aimes pas les Noirs alors qu'ils ont l'amabilité de ramasser nos poubelles"), mais dans leur "racisation", c'est-à-dire dans la "naturalisation" du statut de "parasite" que les tensions internes du système de production conduisent à leur conférer. Or, si ce processus produit le RN, il n'est pas produit par lui. Il est la substance même du pacte faustien qui fonde l'ordre social et qui se désagrège sous nos yeux. Comment s'étonner, dès lors, que le barrage contre le RN ait eu le résultat - que certains s'escriment à représenter comme un "vol" - d'installer au pouvoir des frères jumeaux de la droite extrême, un Barnier ou un Retailleau ? Contrairement aux apparences qu'il cherche à se donner, le barrage contre le RN repose sur des affects puissamment conservateurs. Il a pour fonction inconsciente et collective de protéger, en essayant de le masquer, le processus par lequel, inéluctablement, le RN apparaîtra un jour où l'autre comme le "dernier rempart" de la croyance qui nous aliène. Le barrage contre le RN n'est rien d'autre que la peur de ce que nous avons déjà commencé à désirer. "Me too". Moi aussi.
Moi aussi, j'aimerais bien être ce que je dénonce.
Effacer tout ce par quoi mon moi renvoie à une altérité douloureuse.
Mensonge romantique.
Hier, nous avons accepté le contrat "piqûre contre restaurant" et nous avons vu des infirmières dénoncées par leurs voisins de palier. Aujourd'hui, des enfants sont brûlés vifs dans un hôpital. Et voici que ces renoncements à notre humanité sont déjà enfouis sous une épaisse couche de peurs nouvelles qui sont autant de dénis terrorisés. Demain, peut-être, un flic se présentera devant une classe, désignera un enfant et lui dira : "suis-moi". Le maître baissera la tête et reprendra sa leçon sur les règles d'accord du participe passé. Pourquoi rajouter du désordre au désordre ? La vie est si difficile.
C'est ce que j'appelle le "fascisme réellement existant" : ce moment où, sauve notre bonne conscience, et sans que nous ayons jamais eu le sentiment d'engager notre responsabilité de quelque manière que ce soit, nous hurlerons tous en cœur, aux dépens d'une victime qui peut être chacun ou chacune d'entre nous aléatoirement, le slogan de notre impuissance - "Travail, Famille, Patrie".
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