dimanche 17 novembre 2024

LA PROPHETIE DE FRANK TAPIRO

La « séquence » ouverte par les événements du 7 octobre a parachevé le processus par lequel la « télé » – c’est-à-dire, par métonymie, l’ensemble de l’industrie culturelle – s’est vue confier le privilège de produire une réalité que le « monde réellement renversé » se contente ensuite de représenter. Ainsi notre époque est-elle passée maître dans l’art de produire des personnages de théâtre dont on se demande à quel moment ils ont conscience de restituer la plus fidèle vérité d’eux-mêmes : quand ils se prostituent dans la « vraie vie » ou quand ils jouent leur propre rôle sur la grande scène de l’« information en continu ».


Tel est le cas de Franck Tapiro, obscur conseiller en communication que les attaques du 7 octobre ont rendu à la lumière et que ses compétences variées prédisposaient sans nul doute à s’ériger en autorité morale sur les chaînes du groupe Bolloré. Tandis que Gaza continue de saigner, que le Liban reçoit de la « seuledémocratiedumoyenorient » sa dose quotidienne de bombes et que deux gendarmes français ont été arrêtés à Jérusalem-Est par la police d’occupation israélienne, le chroniqueur a estimé que le match entre la France et l’État hébreu était un moment de « paix » et d’« amitié » qu’il convenait de célébrer devant un stade de France rempli à ras bord. Hélas pour lui, l’étrange slogan qui s’affiche en tête de son fil twitter – « Seuls mais ensemble » – a rarement été aussi proche de la vérité. Grâce à son entregent, « 613 supporters franco-israéliens » répartis dans une dizaine de bus ont rejoint le stade de France sous escorte de la police et du « SRPJ » – une milice privée qui se présente comme un « organisme apolitique ». Pour Franck Tapiro, c’était l’« Arche de Noé » voguant sur le périphérique en quête de son Mont Ararat. Fallait-il déduire de cette métaphore biblique la menace de quelque malédiction divine frappant une contrée hostile ? Associer le destin d’une communauté religieuse à un match international ; faire chanter la Marseillaise et l’hymne israélien à des « Juifs » et à des « non-Juifs » comme une preuve de « vivre ensemble » : était-ce donc cela, « ne pas importer le conflit » ?

Au-delà du caractère burlesque de cette bouillie théologico-politique, et sans même relever la tonalité comiquement animalière d’une expression qui révèle le haut degré de confusion atteint par les élites politico-publicitaires, il faut rappeler que le discours servi ici n’est pas seulement un discours raciste : c’est la vérité ultime de l’antiracisme à petite main jaune qui a servi de morale à la bourgeoisie depuis l’élection de Mitterrand et le « tournant de la rigueur » qui n’a pas tardé à s’en suivre. Le ruban jaune arboré par Franck Tapiro au revers de son veston n’est pas une trahison, c’est le retour de flamme d’une pulsion qui se loge au cœur-même du rapport de production capitaliste et qui ne peut être surmontée – à système constant – que sur le mode du refoulement. Le suprémacisme occidental n’est pas autre chose qu’une incontinence, qu’un relâchement de pression accumulée. 

Le capitalisme a été vivable aussi longtemps qu’il subsistait des espaces de gratuité, des brèches par où la double-pensée bourgeoise s’appréhendait comme telle et gardait le moyen de « s’empêcher ». Au moment où la folie de la valeur d’échange a tout recouvert, les fantasmes à travers lesquels elle a prétendu se naturaliser (singulièrement le racisme) ne laissent plus de place au moindre exercice de la raison. 

Ici, le système dit sa vérité comme il se déculotterait en public. En s’assumant pour ce qu’il est, il ne cesse de produire les images de sa propre négation. Ce spectacle lugubre, ces gradins clairsemés, ornés çà et là de quelques drapeaux blancs à l’étoile bleue et gardés par quatre-mille CRS, c’était l’ordre existant qui se donnait à voir comme une fin de règne. 

Qu’est ce qui renvoyait plus aux convois de la mort que cette « arche de Noé » sous escorte policière ? Aux rafles de 42 que cette tribune de vieilles gloires politiciennes applaudissant un stade vide à l’occasion d’un « événement » qu’« il ne fallait surtout pas politiser » ?

Expulsée ou héroïsée, c’est la même figure antisémite de la judéité que les envolées lyriques du prophète Tapiro réactualisent sans le savoir : une absence à l’humanité commune en laquelle l’Occident, « seul mais ensemble », a choisi de célébrer son terminus historique.


mercredi 13 novembre 2024

TRUMP, COVID ET NEMESIS MEDICALE

 

La vérité de la crise COVID n’était pas l’« État profond » ou je ne sais quel délire sur la toxicité de tel médicament... Tout ceci n’était que la surcouche mythologique d’une vérité bien plus profonde : la « Némésis médicale » d’un appareil sanitaire qui cristallise toutes les déterminations matérielles d’un système capitaliste et dont la contre-productivité atteint des seuils incompatibles avec leur gestion pacifique – ce qu’on appelle, dans nos « démocraties modernes » : « l’état de droit ».

Donc, pendant qu’on continue à se raconter des histoires de complot et que certains comptent sur un Kennedy pour les sauver, ça continue encore et encore... Il s’est dit par exemple que le ministère de la santé avait profité du COVID pour retirer aux médecins la « liberté de prescrire ». Je crois plutôt que le ministère de la santé a  pris acte avec retard d’une situation qui préexistait mais qui n’avait pas encore été prise en compte dans nos représentations en raison de l’inertie qui caractérise ces dernières. Il suffit d’observer la manière strictement corporatiste dont les médecins réagissent aujourd’hui à l’obligation qui leur est désormais faite de justifier informatiquement de leurs prescriptions. Alors qu’un principe aussi fondamental que le secret médical est ouvertement violé et que l’honneur du métier est gravement mise en cause, il n’est question que de« perte de temps », de « complexité administrative ».

Rien d’étonnant à cet effondrement de l’intérieur que se contente d’accompagner la fabrication du droit par les institutions politiques. Dans un système d’inspiration fordiste où l’on reproduit des tâches selon un protocole qui fracture le réel, il y a longtemps que les médecins ne sont plus des médecins et que le soin a disparu en tant que relation humaine. Si du soin subsiste, c’est dans la clandestinité, assumé par des individus héroïques qui maintiennent le système en lui résistant.

Dans un système fordiste, il n’y a plus aucune souveraineté sur le travail, non par accident mais par construction. L’industrialisation est organisée à cette fin. Elle ne dépossède pas le travailleur. Elle EST sa dépossession qui se réalise matériellement et qui circule ensuite comme fiction monétaire (au sens où le processus n’extorque pas une plus-value déjà existante : il n'y aurait pas d'extorsion possible sans croyance commune en ce qui fait valeur (1)). La surveillance n’y est donc pas une entrave à l’organisation du travail. Il est sa vérité qui apparaît de plus en plus clairement. Les médecins, comme les enseignants, se sont laissés transformer en « charlots » qui vissent des boulons à la chaîne. Et ils protestent parce qu’ils aimeraient bien qu’on ralentisse un peu la cadence... Mais quand les structures qui les protégeaient un peu malgré eux ont achevé de s’effondrer (en particulier ce maillage serré de cabinets libéraux qui les posaient en notables face au pouvoir politique), ils se retrouvent nus et sans défense, réduits à protester parce que cocher une case va leur « prendre cinq minutes ». Les « profs », que je connais bien, ont réagi exactement de la même manière quand on leur a demandé d’évaluer leurs élèves par « compétences » : au lieu de comprendre qu’on cherchait à transformer la totalité de leur travail en processus d’évaluation (ce que l’école a toujours cherché à faire), ils ont ronchonné parce que les connexions internet n’allaient pas assez vite ou que les conseils de classe devenaient trop longs. En fait, ils sentaient bien qu’on cherchait à leur retirer quelque chose (le monopole arbitraire de la note) mais au lieu de le percevoir comme un accomplissement qui nécessitait de tout remettre à plat, à commencer par eux-mêmes, ils se sont arc-boutés sur la situation précédente comme s’il s’agissait d’un privilège catégoriel à défendre. Ils ont donc, comme tous les réactionnaires, accéléré à leur détriment le mouvement de l’histoire. Dès lors, comment s’étonner – puisque tout est lié – que non seulement ils n’aient pas protesté contre les mesures délirantes dont leurs établissements furent le théâtre pendant le COVID mais que même ils les aient devancées et trouvées toujours trop molles ?

La crise COVID peut être comprise comme un moment où nos déterminations sont brièvement passées du statut d’évidence à celles de contrainte. Obligés de bouger, certains ont vaguement senti leurs chaînes. Malheureusement, cette occasion de nous ressaisir comme les acteurs de nos vies a été manquée. Nous avons au contraire refermé les écoutilles et multiplié les dispositifs d’occultation du réel. Les uns ont choisi de diviniser l’obéissance. Les autres ont mythifîé leurs chaînes. Au lieu d’y voir la révélation de logiques collectives et structurelles, ils les ont externalisées et réifiées sous les traits de monstres malfaisants. Du printemps 2020 il nous reste quelques mythes (les enfants qui ne savent pas lire « à cause des années COVID »). Mais la structure, elle, est intacte. Telle est du reste la fonction des mythes.

Il va donc bien falloir passer par l’étape fasciste pour tirer la chasse à notre place et c’est justement ce dont Trump est le nom. Il va cristalliser sur sa personne toutes les externalités négatives d’un fonctionnement auquel nous n’avons jamais voulu cesser de consentir. Le fascisme est le moment pornographique du capitalisme : ce que nous n’arrivons plus à dissimuler sous les oripeaux d’une morale (Harris), nous allons nous mettre à le désirer comme transgression.

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(1) Cf. "Le fascisme comme vérité de la marchandise" : https://dunprintempslautre.blogspot.com/2024/11/le-fascisme-comme-verite-de-la.html

LE EN MÊME TEMPS DES EN MÊME TEMPS

 

 

Situation politique invraisemblable : alors que le vote du budget est le geste par lequel se vérifie et se manifeste une majorité, il n’y plus que l’opposition pour l’adopter. Et c’est dans l’opposition à l’opposition qu’apparaît une nouvelle majorité LREM-LR-RN. Le « barrage » s’inverse : accouchement dans la douleur d’une vérité politique qui a du mal à s’assumer comme telle, manifestation d’un « en même temps des en même temps » qui se présente comme la fusion de l’« en même temps néolibéral » et de l’« en même temps autoritaire ».

Simple modernisation du « ni droite ni gauche », le « en même temps » est en fait un monstre à double face. C’est d’une part la vérité innommable du capitalisme, cette tyrannie monstrueuse de la valeur d’échange dont la traduction institutionnelle ne peut reposer que sur la distinction fictive et ritualisée d’une droite et d’une gauche. C’est d’autre part, quand le capitalisme ploie sous les contradictions qu’engendre son propre développement, cette même vérité originelle qui affleure à la surface de nos consciences et prend les couleurs chatoyantes d’un monde à explorer. Voici le monstre redoutable, dont l’expulsion a permis de délimiter le périmètre vivable de la « démocratie libérale », transfiguré en horizon désirable de notre félicité collective.

Les structures du « fascisme réellement existant », cette confusion que le « en même temps » a maquillée en réconciliation, ont donc été préparées par dix ans de macronisme. Il leur reste maintenant à se trouver une incarnation crédible. Pour cela, ils doivent expulser un Emmanuel Macron que l’exercice erratique du pouvoir a usé jusqu’à la corde et dont les mains sont encore trop liées au vieux monde pour qu’il puisse en violer ouvertement tous les tabous.

C’est là où Bardella, porté par le grand orchestre médiatique, bénéficie d’un alignement des planètes en sa faveur. Quoi qu’on fasse ou quoi qu’on dise, le RN demeure perçu aux yeux d’un pourcentage massif de la population comme un parti « d’opposition au système » puisque c’est à la croisade qu’elle mène contre lui depuis 40 ans qu’a fini par se ramener le seul et unique contenu de l’idée démocratique. Par effet de décalage entre l’accélération du réel et l’inertie de ses représentations, le RN va donc pouvoir construire son arrivée au pouvoir sur sa capacité à faire passer son néolibéralisme pour de l’empathie avec les classes populaires au moment où celles-ci n’ont plus rien d’autre à désirer que le rejet de l’existant. Dans l’intervalle, cette situation engendre un mélange de paralysie et de chaos dont les vicissitudes du budget 2025 nous donnent un bel avant-goût. Chacun doit apparaître comme le plus radical opposant de ce qu’il a laissé faire ou de ce qu’il se prépare à radicaliser. C’est le moment Barnier : ce temps suspendu d’une impuissance provisoirement inamovible. Mais dans les profondeurs d’une mer d’huile, un tsunami se prépare...

De ce point de vue, l’interview promotionnelle de Bardella par Praud sur Cnews est très éclairante (1). Face à un Praud qui lui reproche de s’« écraser » devant les « gauchistes » du service public, Bardella passe son temps à essayer d’expliquer qu’il « n’est pas du système ». Et EN MÊME TEMPS il s’acharne à refuser l’étiquette de « droite » qui, dans l’univers de Praud, est synonyme de « changement de logiciel ». Tout ça se résout dans une salade managériale et démagogique à la gloire des « entrepreneurs » et du « travail qui doit payer ». La confusion se fait si bégayante, si bafouillante, qu’on en serait presque conduit à s’apitoyer sur la vie gâchée de ce jeune apparatchik qui n’aura jamais eu d’autre rapport au monde que le filtre des fictions médiatiques où il essaie de conquérir le premier rôle...

Le barrage de cet été, auquel on ne reprochera jamais assez à LFI d’avoir prêté la main sous couverture de l’inepte NFP, les faux-semblants du RN sur les retraites, qui ont poussé le cynisme à un degré rarement vu auparavant, ont retardé la manifestation de la vérité. L’image choc de cet hémicycle majoritairement rassemblé dans un « barrage contre la démocratie » va-t-il faire mouche sur les consciences et réajuster les représentations sur la réalité ? Hélas, comme souvent, plus le signe est éclairant, plus il est aveuglant et plus il a tendance à occulter ce qu’il révèle. Dans ces conditions, les révolutions ne sont bien souvent qu’un retour au point de départ... 

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(1) Quatre interventions médiatiques récentes me paraissent très utiles pour saisir la confusion ambiante :
« Ambiance pourrie politico-médiatique » (Jean-Luc Mélenchon) https://www.youtube.com/watch?v=FI1w679yri8 
« Emmanuel Macron peut-il encore s'en sortir ? Les confessions d’Alain Minc » https://www.youtube.com/watch?v=wewiMpUg15E 
« J'ai voulu raconter l'envers du décor de la vie politique. » : Jordan Bardella sur CNEWS https://www.youtube.com/watch?v=5EK9dvPdnhs 
« Eric Ciotti argumente son soutien envers Donald Trump » https://www.youtube.com/watch?v=xJMi3V23R2s

mardi 12 novembre 2024

1990-2025 : DE CARPENTRAS à AMSTERDAM

La gauche, contrairement aux fantasmagories woke que les droitards colportent au sujet de "Sardine Ruisseau", n'a jamais autant vécu sur le registre de la morale et des bons sentiments ce que ses prétentions déconstructrices auraient dû pouvoir éclairer d'une interrogation radicale sur l'ordre et le pouvoir.

Tel me semble le cas de l'antiracisme. Au-delà de son potentiel électoral, habilement exploité par des politiciens sans scrupule, l'antiracisme moral a stabilisé et pacifié des relations humaines que broyaient des rapports de production d'une extrême violence. Survivant au catholicisme de patronage, il a fonctionné pendant des décennies comme la morale bourgeoise d'un capitalisme fondé sur la liquidité de la "ressource humaine". Mais quand le capitalisme a commencé à se rétracter et à ne plus réguler correctement ses externalités sociales négatives, l'immigré qu'il fallait "accueillir" au nom des "valeurs de la République" n'a pas tardé à prendre la figure de l'"antisémite", de l'"hôte indélicat" qui répand le poison de sa religion parmi nos félicités laïques. Au lieu de vivre la crise comme une révélation, comme un moment où la suspension de l'ordinaire laisse entrevoir et questionner des structures qui relevaient jusque-là de l'évidence, l'absence de toute compréhension systémique des enjeux a préparé les victimes du choc à l'interpréter et à le raconter comme une "catastrophe". La morale a ouvert une brèche dans notre intelligence collective et c'est par-là que s'engouffre dans nos démocraties modernes le retour de flamme des tentations totalitaires. Les formes esthétiques du vieux fascisme contre lequel on croyait lutter sont le rideau derrière lequel se réactualise le "fascisme réellement existant". L'antifascisme de 2002, celui qui s'en prenait à Le Pen et à son "antisémitisme", est en train de se transformer en fascisme : c'est le FN marinisé qui se met en pointe du charlisme et de l'apologie de génocide. Aujourd'hui, l'antisémite, c'est celui qui refuse le racisme.

Certes, on trouve en tout temps et en tout lieu des gens qui revendiquent un discours autoritaire ou qui aiment se parer de signes identitaires puisés au folklore des "heures les plus sombres". Mais ces discours sont indolores - et même pourvoyeurs d'un "antifascisme" à fort pouvoir d'unanimité - aussi longtemps qu'un choc avec le réel ne pousse les masses à vénérer comme désirables ce qu'elles redoutaient jusque-là comme transgression. S'il n'y avait dans ce phénomène un mouvement de fond qui aspire jusqu'à la gauche et à sa morale (charlisme, néoconservatisme), le fascisme resterait un souvenir impuissant, une imagerie de droite tout juste bonne à rassurer la bonne conscience de gauche à l'occasion de son défilé quinquennal contre Le Pen. Il apparaît aujourd'hui que le but des barrages républicains qui rythment notre vie politique depuis un quart de siècle n'a jamais été d'empêcher l'extrême-droite d'arriver au pouvoir mais de préparer le moment où l'on n'aura plus qu'à constater qu'elle s'y trouve, sans avoir eu à se salir les mains. Le Pen remaquillé en Bardella s'apprête à prendre sa revanche, porté au pouvoir par tous ceux qui avaient fait du combat contre lui une priorité. On songe à Michel Onfray que le "traumatisme de 2002" avait poussé à fonder l'Université populaire de Caen.

Voilà comment le fascisme, dont chacun guette le "retour", s'impose avec l'évidence rétrospective d'un "toujours là". Le même affect autoritaire se déplace instantanément de la bonne conscience paternaliste au ressentiment nationaliste. Qui "faisait barrage" le matin marche sur Rome l'après-midi. Qui se couchait "socialiste" se réveille "national" le lendemain. Qui "luttait contre l'extrême-droite" au milieu des tombes profanées d'un cimetière de Carpentras, l'appelle au secours trente ans plus tard contre les "pogroms du Hamas" à Amsterdam. Mais surtout, dans le grand carnaval de l'Occident terminal, malheur à qui veut rester lui-même : pour un bon mot sur Hanouna, tel se croyait Apathie et le voilà Le Pen.

Ces renversements et ces confusions manifestent que le fascisme n'est pas une essence mais une situation : un renoncement général à la politique, un devenir masse du peuple qui le rend mûr pour l'innommable. Brusquement, l'image de notre dégradation, sur laquelle nous jetions jusque-là un voile pudique, devient le reflet dans lequel nous commençons à nous admirer. Qu'il suffise d'observer le dernier meeting de Trump à New-York et son défilé d'orateurs délirants : comment y voir autre chose qu'un grand moment pornographique d'humiliation collective ?

C'est aussi ça, c'est surtout ça, le fascisme : une gigantesque et collective aspiration au lâcher prise, un furieux besoin de ne rien voir, une jouissance de la dépossession. Voilà qui permet de comprendre pourquoi la "liberté d'expression" est devenue le fétiche de l'extrême-droite. Dans les cauchemars transhumanistes de l'"homme augmenté", la liberté d'expression n'a rien à voir avec le goût du pluralisme. C'est la jouissance de pouvoir dire l'innommable.

GALA TERMINAL DE L'OCCIDENT GENOCIDAIRE

Triomphe et faillite de la pensée schmittienne

 

Pendant que la police de Netanyahou moleste des gendarmes sur une propriété de la République française et ne provoque au Quai d’Orsay ou dans la presse d’autre réaction qu’un léger froncement de sourcil (a-t-on idée, quand on est gendarme, d’avoir une « tête d’Arabe » ?), une association organise à Paris un « gala » destiné à « mobiliser les forces francophones sionistes au service de la puissance et de la grandeur d’Israël ».


Le fondateur de l’association « Israël is forever », dont la biographie est liée à l’histoire du groupuscule d’extrême-droite « Occident »1, a déclaré que Gaza devait être transformée en « site archéologique ». Il estime aussi qu’une « larme versée à Ashkelon par une petite fille juive » mérite que les Palestiniens pleurent « des larmes de sang pendant une semaine ». Quant à l’actuelle présidente de l’association, fille du précédent, elle affirme qu’« il n’y a pas de population civile innocente à Gaza ». Par conséquent, « tant que la guerre continuera, il sera immoral et impensable de laisser passer des camions soi-disant humanitaires à Gaza ».

Devant l’indifférence relative que suscite cette injure au sens commun, il faut tenter de prendre l’exacte mesure de ce dont notre silence est complice. Le 13 novembre 2024, neuf ans jour pour jour après l’attentat du Bataclan, les responsables d'une association terroriste auront micro ouvert à Paris sous la bénédiction et la protection du ministère de l’Intérieur. Comment l’organisation d’une telle dinguerie est-elle juridiquement pensable sur le sol français alors qu’elle devrait tomber sous le coup de toutes les législations antiracistes et qu’une simple blague peut conduire son auteur devant la 17ème chambre correctionnelle ?

C’est à ce point de déréliction morale et intellectuelle, et pour ne pas sombrer dans une mimésis raciste qui raviverait tous les fantasmes d’un soi-disant « lobby juif », que la pensée de Carl Schmitt nous est d’un grand secours.

Dans un mouvement dont la biographie de son auteur n’a pas permis de restituer suffisamment la puissance subversive, l’analyse schmittienne nous rappelle – mais cet oubli est constitutif du processus ! – que toute législation se rapporte à l’« état d’exception » dont elle résulte. Aussi étrange que cela paraisse, le nazi Schmitt est aussi un Schmitt anarchiste qui nous révèle la relativité du droit, ce même droit que les démocraties libérales ont sacralisé comme l’idole transcendante du pacte social. Schmitt montre qu’il n’y a pas d’« état de droit » s’il n’y a pas un acte de souveraineté qui le précède et sur lequel il se fonde, par opposition à l’« état d’exception ». Le droit résulte mystérieusement de sa propre violation originelle : l’arbitraire de celui qui s’impose comme le pouvoir et qui, par le fait-même qu’il est reconnu comme tel, est fondé à dire : « je suis le droit ». En d’autres termes, quand elle pose l’exception comme la règle, la dictature se contente de conférer une connotation positive à ce dont la révélation devrait conduire à considérer toute espèce de pouvoir comme une aporie sanglante.

C’est le drame du politique moderne : il ne peut plus s’exercer sans produire la révélation destructrice de sa propre nature. Le déchaînement de la violence nazie, fondée sur le culte de l’exception, sur le génie d’une idiosyncrasie raciale incarnée et exprimée par le Führer, manifeste en réalité une impossibilité d’exister. Comme intellectuel organique du nazisme, Schmitt est obligé d’en dire trop : il énonce une vérité qui ne peut ordonnancer la vie des hommes que si elle est cachée. C’est pourquoi Schmitt est aussi compromettant, y compris pour les nazis eux-mêmes...

De cette contradiction résulte l’impossibilité politique où nous trouvons d’interdire une sauterie qui en appelle ouvertement au génocide. En effet, l’« exceptionnel » qui préside au droit occidental dans le monde post-1945, notamment en matière internationale, c’est la suprématie de l’Occident laïc – comprendre : l’imperium du catholicisme zombifié – accompli dans le messianisme israélien – lequel est à l’Occident ce que le fantasme aryen était aux nazis : une mythologie de bazar bricolée ex post. Le génocide célébré en grandes pompes à Paris n’est donc pas le contraire de l’état de droit. Il est notre état de droit lui-même qui cherche à se raviver dans le souvenir ébloui de sa propre transgression.

Cette remontée aux sources anthropologiques du droit permet donc de comprendre pourquoi les événements en cours ne peuvent être sanctionnés par le même système juridique dont ils se contentent d’exposer en pleine lumière la vérité dévastatrice. Comme l’explique très bien René Girard : au terme d’un processus de désagrégation, c’est le cœur qui apparaît. Ce moment offre de fabuleuses opportunités de compréhension mais, pour cette raison même, il produit en même temps un déchaînement rivalitaire d’occultations grotesques : par exemple cette sacralisation de l’état de droit qui autorise tous les massacres et toutes les ingérences pourvu qu’ils fussent commis par une « démocratie ».

Ici, dans une forme de continuité avec le travail de l’historien Chapoutot (mais sans doute la renierait-il s’il la voyait formulée de cette manière !), nous observons que le paradigme nazi s’est survécu dans le processus de sa propre négation et que l’« état de droit » se conclut dans le spectacle de son annulation : Netanyahou associant dans le même « antisémitisme » l’agression de hooligans israéliens par leurs homologues néerlandais et la traduction de son pays devant la vénérable Cour internationale de La Haye.

C’est sans doute pour cette raison – paradoxe d’une ironie dont seule l’Histoire est capable ! – que Schmitt est si utile pour penser la situation actuelle. Mais c’est sans doute aussi pourquoi la pensée de Carl Schmitt met si mal à l’aise tous ceux qui ont du mal à admettre d’aussi radicales et  dérangeantes continuités avec tout ce contre quoi nous pensions nous être construits.

LA PROPHETIE DE FRANK TAPIRO

La « séquence » ouverte par les événements du 7 octobre a parachevé le processus par lequel la « télé » – c’est-à-dire, par métonymie, l’ens...