La gauche, contrairement aux fantasmagories woke que les droitards colportent au sujet de "Sardine Ruisseau", n'a jamais autant vécu sur le registre de la morale et des bons sentiments ce que ses prétentions déconstructrices auraient dû pouvoir éclairer d'une interrogation radicale sur l'ordre et le pouvoir.
Tel me semble le cas de l'antiracisme. Au-delà de son potentiel électoral, habilement exploité par des politiciens sans scrupule, l'antiracisme moral a stabilisé et pacifié des relations humaines que broyaient des rapports de production d'une extrême violence. Survivant au catholicisme de patronage, il a fonctionné pendant des décennies comme la morale bourgeoise d'un capitalisme fondé sur la liquidité de la "ressource humaine". Mais quand le capitalisme a commencé à se rétracter et à ne plus réguler correctement ses externalités sociales négatives, l'immigré qu'il fallait "accueillir" au nom des "valeurs de la République" n'a pas tardé à prendre la figure de l'"antisémite", de l'"hôte indélicat" qui répand le poison de sa religion parmi nos félicités laïques. Au lieu de vivre la crise comme une révélation, comme un moment où la suspension de l'ordinaire laisse entrevoir et questionner des structures qui relevaient jusque-là de l'évidence, l'absence de toute compréhension systémique des enjeux a préparé les victimes du choc à l'interpréter et à le raconter comme une "catastrophe". La morale a ouvert une brèche dans notre intelligence collective et c'est par-là que s'engouffre dans nos démocraties modernes le retour de flamme des tentations totalitaires. Les formes esthétiques du vieux fascisme contre lequel on croyait lutter sont le rideau derrière lequel se réactualise le "fascisme réellement existant". L'antifascisme de 2002, celui qui s'en prenait à Le Pen et à son "antisémitisme", est en train de se transformer en fascisme : c'est le FN marinisé qui se met en pointe du charlisme et de l'apologie de génocide. Aujourd'hui, l'antisémite, c'est celui qui refuse le racisme.
Certes, on trouve en tout temps et en tout lieu des gens qui revendiquent un discours autoritaire ou qui aiment se parer de signes identitaires puisés au folklore des "heures les plus sombres". Mais ces discours sont indolores - et même pourvoyeurs d'un "antifascisme" à fort pouvoir d'unanimité - aussi longtemps qu'un choc avec le réel ne pousse les masses à vénérer comme désirables ce qu'elles redoutaient jusque-là comme transgression. S'il n'y avait dans ce phénomène un mouvement de fond qui aspire jusqu'à la gauche et à sa morale (charlisme, néoconservatisme), le fascisme resterait un souvenir impuissant, une imagerie de droite tout juste bonne à rassurer la bonne conscience de gauche à l'occasion de son défilé quinquennal contre Le Pen. Il apparaît aujourd'hui que le but des barrages républicains qui rythment notre vie politique depuis un quart de siècle n'a jamais été d'empêcher l'extrême-droite d'arriver au pouvoir mais de préparer le moment où l'on n'aura plus qu'à constater qu'elle s'y trouve, sans avoir eu à se salir les mains. Le Pen remaquillé en Bardella s'apprête à prendre sa revanche, porté au pouvoir par tous ceux qui avaient fait du combat contre lui une priorité. On songe à Michel Onfray que le "traumatisme de 2002" avait poussé à fonder l'Université populaire de Caen.
Voilà comment le fascisme, dont chacun guette le "retour", s'impose avec l'évidence rétrospective d'un "toujours là". Le même affect autoritaire se déplace instantanément de la bonne conscience paternaliste au ressentiment nationaliste. Qui "faisait barrage" le matin marche sur Rome l'après-midi. Qui se couchait "socialiste" se réveille "national" le lendemain. Qui "luttait contre l'extrême-droite" au milieu des tombes profanées d'un cimetière de Carpentras, l'appelle au secours trente ans plus tard contre les "pogroms du Hamas" à Amsterdam. Mais surtout, dans le grand carnaval de l'Occident terminal, malheur à qui veut rester lui-même : pour un bon mot sur Hanouna, tel se croyait Apathie et le voilà Le Pen.
Ces renversements et ces confusions manifestent que le fascisme n'est pas une essence mais une situation : un renoncement général à la politique, un devenir masse du peuple qui le rend mûr pour l'innommable. Brusquement, l'image de notre dégradation, sur laquelle nous jetions jusque-là un voile pudique, devient le reflet dans lequel nous commençons à nous admirer. Qu'il suffise d'observer le dernier meeting de Trump à New-York et son défilé d'orateurs délirants : comment y voir autre chose qu'un grand moment pornographique d'humiliation collective ?
C'est aussi ça, c'est surtout ça, le fascisme : une gigantesque et collective aspiration au lâcher prise, un furieux besoin de ne rien voir, une jouissance de la dépossession. Voilà qui permet de comprendre pourquoi la "liberté d'expression" est devenue le fétiche de l'extrême-droite. Dans les cauchemars transhumanistes de l'"homme augmenté", la liberté d'expression n'a rien à voir avec le goût du pluralisme. C'est la jouissance de pouvoir dire l'innommable.